Une vaste injustice

Une vaste injustice

septembre 30, 2009

30 septembre 2009

Enquête sur le processus décisionnel du ministère de la Santé et des Soins de longue durée quant au financement de l’Avastin pour les patients atteints de cancer colorectal.

Enquête sur le processus décisionnel du ministère de la Santé et des Soins de longue durée quant au financement de l’Avastin pour les patients atteints de cancer colorectal

« Une vaste injustice »

André Marin
Ombudsman de l'Ontario

novembre 2009

 

Contributeur(trice)s

Directeur, Équipe d'intervention spéciale de l'Ombudsman (EISO)

  • Gareth Jones

Enquêteuse principale

  • Mary Jane Fenton

Enquêteuses

  • Grace Chau
  • Lucie Molinaro

Agent(e)s de règlement préventif

  • Ryan Cookson
  • Joane De Varennes

Avocate principale

  • Laura Pettigrew

Table des matières



 

Aperçu

1      En Ontario cette année, selon les prévisions statistiques, 8 100 nouveaux cas de cancer colorectal seront diagnostiqués et environ 3 300 personnes mourront de cette maladie implacable. Historiquement, les pronostics étaient terribles pour les personnes atteintes de la forme métastatique de ce cancer. Mais la découverte de nouveaux médicaments anticancéreux a redonné espoir aux patients qui, de par le passé, auraient été confrontés à une mort imminente et certaine. Bien que les différents malades réagissent différemment aux différents traitements de chimiothérapie, la vie de beaucoup d’entre eux a été considérablement prolongée grâce à ces nouveaux traitements. Mais ces nouveaux médicaments sont très coûteux. Beaucoup sont d’un prix prohibitif, reflétant les investissements importants faits par les fabricants dans leur développement. Chaque année, environ 2,8 millions d’Ontariens reçoivent des prestations-médicaments de 3,8 milliards $ au total du Programme de médicaments de l’Ontario. Au cours des quelques dernières années, la province a consacré plus de 53 millions $ au financement des médicaments anticancéreux pour les patients qui souffrent d’un cancer colorectal.

2      Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée a la lourde responsabilité de décider comment dépenser les précieux dollars consacrés aux soins de santé. Ses décisions de financement ont des répercussions directes et profondes sur la vie de nombreux Ontariens. Dans le cas des nouveaux médicaments, le Ministère est chargé de considérer les preuves des essais cliniques et les retombées économiques d’une approbation de financement public. Il doit évaluer les coûts potentiels des nouveaux médicaments par rapport à leurs avantages médicaux et parvenir à un équilibre entre les besoins des Ontariens en tant que patients, consommateurs et contribuables.

3      En septembre 2005, Santé Canada a approuvé la commercialisation et la vente d’un médicament appelé Avastin pour le traitement de « première ligne » des patients atteints d’un cancer colorectal métastatique. L’Avastin s’attaque aux vaisseaux sanguins entourant les tumeurs et inhibe leur croissance. Ceci peut réduire les tumeurs, arrêter leur croissance et généralement accroître la durée médiane de survie des patients. Lorsque le gouvernement fédéral a approuvé ce médicament, les études cliniques montraient que l’utilisation de l’Avastin en association avec d’autres chimiothérapies entraînait une amélioration significative de la durée médiane de survie équivalant à 4,7 mois chez les patients.

4      Le coût de l’Avastin varie selon le poids du patient et se chiffre habituellement de 1 500 $ à 2 000 $ par traitement. Le nombre de traitements à administrer dépend de la réaction du patient. Lors des essais cliniques, l’Avastin a été administré aux patients jusqu’à une progression de la maladie. Au départ, l’Ontario a rejeté la demande présentée par le fabricant pour inclure l’Avastin au Programme de financement des nouveaux médicaments, en tant que médicament anticancéreux financés par les fonds publics. En décembre 2005, les oncologues spécialisés dans le traitement du cancer colorectal en Ontario ont commencé à demander que l’Avastin soit utilisé couramment dans le traitement des patients. Mais en janvier 2006, un comité consultatif a recommandé que le Ministère rejette le financement de ce médicament, le jugeant non rentable quand l’augmentation de la survie était comparée à son prix exorbitant.

5      En 2007 et 2008, de nouvelles données sont ressorties d’autres essais cliniques de l’Avastin. Chez les patients qui avaient participé à ces études, la durée médiane de survie sans progression de la maladie avait été de plus de 11 mois, ce qui renforçait la preuve de l’efficacité de l’Avastin contre la propagation du cancer colorectal. Au printemps de 2008, les pressions se sont multipliées sur le gouvernement de l’Ontario pour qu’il reconsidère sa décision à propos de l’Avastin. Quatre provinces subventionnaient déjà ce médicament grâce aux fonds publics et les parties intéressées ont incité le Ministère à revenir sur cette décision. Parmi elles, il y avait les oncologues spécialisés en cancer colorectal qui continuaient d’appuyer l’utilisation de l’Avastin comme pratique clinique courante. En avril 2008, Action Cancer Ontario a fait des recommandations au Ministère en vue d’améliorer les traitements et leurs résultats pour les patients atteints de cancer colorectal métastatique. L’une des recommandations clés était que la province prenne en charge l’Avastin.

6      Au début de mai 2008, le Ministère avait entrepris une évaluation formelle des coûts associés au financement de l’Avastin. Les dirigeants ministériels, soucieux de la rentabilité des médicaments, avaient aussi commencé à négocier avec le fabricant de l’Avastin pour tenter d’obtenir des concessions de prix. Ensuite, les discussions ont progressé rapidement et le 4 juin 2008, une entente était conclue avec le fabricant pour qu’il fournisse l’Avastin à prix réduit. Le 2 juillet 2008, le Ministère a publiquement annoncé qu’il financerait trois nouveaux médicaments anticancéreux, dont l’Avastin. Mais le Ministère a omis alors de préciser publiquement que ce financement serait limité. Le traitement par l’Avastin serait autorisé pour 12 cycles de traitement (environ six mois de traitement), les patients ayant la possibilité d’obtenir au maximum quatre traitements supplémentaires (soit deux mois de plus de traitement) à condition de pouvoir prouver que leur état de santé restait stable.

7      Mais alors que les décisions de financement des médicaments doivent être prises ouvertement, en vertu de la loi, les communications du Ministère à propos des limites de prise en charge de l’Avastin ont manqué de transparence et se sont mêmes avérées parfois carrément trompeuses. Face aux questions sur le maximum de traitements autorisés, les dirigeants ministériels ont donné diverses explications. Ils ont suggéré que les preuves ne suffisaient pas pour justifier un financement après le 16e cycle de traitement, en fonction des avantages retirés par les patients. Ils ont aussi indiqué que cette restriction reflétait des preuves scientifiques et cliniques, ainsi que la manière dont l’Avastin était subventionné dans d’autres provinces. Mais en réalité, rien ne justifiait cliniquement l’inadmissibilité de l’Avastin après le 16e cycle de traitement dans les cas où les patients réagissaient encore bien à ce médicament. En Ontario et dans les autres provinces, les oncologues continuaient de recommander l’Avastin jusqu’à ce que la maladie progresse chez les patients. De plus, aucune des autres provinces qui finançaient l’Avastin n’imposait alors de limites absolues au nombre de traitements autorisés. Bien que certains dirigeants ministériels aient tenté de justifier cette décision en termes de données cliniques, notre enquête a montré que la restriction du financement à un maximum de 16 cycles de traitement était essentiellement une mesure de compression des coûts. Le Ministère avait comparé les fonds requis par 12, 16 et 23 cycles de traitement (jusqu’à la progression de la maladie) et avait décidé qu’il n’était tout simplement pas d’un bon rapport coût-efficacité d’allouer les fonds supplémentaires exigés par un financement illimité. Avec 16 cycles, le coût différentiel total de financement de l’Avastin pour les Ontariens était estimé à 16,7 millions $ par année, tandis que le financement des traitements jusqu’à la progression de la maladie était estimé à environ 25,4 millions $, ce qui s’avérait trop pour le Ministère.

8      Malheureusement, ce financement restreint de l’Avastin par le Ministère a pour conséquence que des patients désespérés, qui réagissent bien à ce médicament, se trouvent confrontés à un choix déraisonnable : soit cesser la thérapie après ce 16e traitement, contrairement à l’avis de leur médecin, soit trouver personnellement les fonds pour continuer. Étant donné que les traitements à l’Avastin sont très coûteux, beaucoup de patients doivent renoncer à une chance de survie. Un autre facteur est à considérer : certains professionnels de la santé pensent même que si les traitements à l’Avastin sont arrêtés prématurément, avant que ce médicament n’ait fait son effet maximal, il peut y avoir un effet négatif de rebond qui accélère en fait la progression de la maladie.

9      Mon enquête a révélé que les patients qui arrivent à la fin des traitements subventionnés par les fonds publics sont à la merci d’une règle de financement arbitraire, sans respect pour les besoins personnels des consommateurs de soins de santé ou pour les obligations éthiques de leurs médecins. Partout en Ontario, les oncologues se voient contraints de se faire le triste messager du gouvernement et d’annoncer à leurs patients qu’ils ne sont plus admissibles au financement public de l’Avastin, même si la prolongation des traitements avec ce médicament constitue leur meilleure chance de survie. Pour le Ministère, sa décision de limiter le financement de l’Avastin à 16 cycles répond aux besoins de la majorité statistique des Ontariens atteints d’un cancer colorectal métastatique. Mais le Ministère ignore la réalité vécue par les personnes qui souffrent de ce cancer et qui se heurtent actuellement à un obstacle injustifié quant au traitement recommandé.

10    En tant qu’Ombudsman, il ne m’appartient pas de substituer mes opinions sur les priorités de soins de santé à celles du Ministère. Mais il relève clairement de mon mandat de considérer si les décisions ministérielles à propos du financement d’un médicament sont raisonnables, justifiables et crédibles. Dans le cas de l’Avastin, le Ministère a créé un obstacle arbitraire et artificiel d’accès pour les patients, qui n’est aucunement justifié par des preuves médicales. Certes, les facteurs économiques peuvent influer sur une décision de financement, mais toute limite quant à la durée d’un financement qui a des répercussions sur le traitement des patients devrait refléter de saines pratiques cliniques. Pour l’Avastin, la limite de financement est tout à fait contraire aux normes acceptées de soins médicaux. Par suite de mon enquête, je suis d’avis que le Ministère a agi déraisonnablement et indûment en décidant d’imposer une limite au financement public de ce médicament et en omettant de discuter ouvertement et honnêtement les raisons de cette restriction. De plus, j’ai constaté qu’en dépit de son souci des considérations financières, le Ministère n’a pas adéquatement étudié les coûts réels de sa décision de financement.

11    J’ai fait quatre recommandations en réponse aux questions qui m’ont préoccupé, préconisant entre autres que le Ministère prolonge sans plus tarder l’admissibilité des patients au financement de l’Avastin pour un traitement de première ligne au-delà de la limite de 16 cycles de traitement, cas par cas, jusqu’à ce qu’une évaluation médicale montre la progression de leur maladie. J’ai aussi recommandé que le Ministère rembourse les patients qui ont payé de leur poche pour continuer à suivre des traitements de survie à l’Avastin. De plus, j’ai recommandé que le Ministère veille à ce que ses décisions à propos du financement des nouveaux médicaments soient communiquées publiquement, avec notamment un sommaire des considérations financières et médicales sur lesquelles il a fondé ses décisions. Et j’ai recommandé que le Ministère fasse un suivi global du nombre de patients qui obtiennent des médicaments dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments, de la durée des traitements et des coûts de financement. Enfin, j’ai demandé au Ministère de faire rapport à mon Bureau chaque trimestre sur les progrès accomplis dans la mise en œuvre de mes recommandations.

12    En réponse à mes recommandations, le Ministère n’a pas été disposé à reconsidérer sa position sur la limite des 16 cycles de traitement par l’Avastin. Il a commencé à travailler avec Action Cancer Ontario à une politique d’examen des produits oncologiques pour des raisons humanitaires, mais dans l’intérim les patients souffrant d’un cancer n’y ont rien vraiment gagné. Le Ministère a suggéré que les patients fassent une demande dans le cadre de la politique existante du financement des médicaments pour des raisons humanitaires, qui ne s’applique généralement pas aux médicaments anticancéreux, pour prolonger les traitements par l’Avastin au-delà des 16 cycles. Malheureusement, vu les limites inhérentes à l’application de cette politique, on voit difficilement comment ceci pourrait être utile à la plupart des patients atteints d’un cancer colorectal qui sont menacés par la limite de traitement par l’Avastin.

13    Le Ministère n’a pas voulu non plus indemniser les patients qui avaient fait de lourdes dépenses pour continuer leur traitement par l’Avastin une fois que le financement public de ce médicament avait été épuisé pour eux.

14    Le Ministère s’est engagé à communiquer un justificatif détaillé de sa décision de financement de l’Avastin. De plus, en ce qui concerne le suivi des dépenses dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments, le Ministère a précisé qu’il discuterait la question avec Action Cancer Ontario et qu’il avait demandé à Roche Canada d’effectuer une analyse. Enfin, le Ministère s’est engagé à me faire rapport de ses progrès tous les six mois au sujet des initiatives qu’il était prêt à prendre.

15    Bien que le Ministère ait accepté de prendre certaines mesures pour régler les problèmes que j’avais décelés au sujet du processus décisionnel du financement de l’Avastin pour les patients souffrant d’un cancer colorectal, il ne s’est pas engagé à prendre les mesures efficaces et immédiates qui s’avèrent nécessaires, je le crois, pour alléger la détresse des patients confrontés à la nécessité de cesser un traitement efficace par l’Avastin, car le Ministère se préoccupe avant tout de la compression des coûts.

16    Le Ministère est en droit de considérer les dépenses financières à faire quand il décide de financer ou non des traitements anticancéreux coûteux. Mais une fois qu’il a décidé de financer un médicament, la durée du financement public devrait concorder avec les données médicales prévalentes. Dans le cas de l’Avastin, la limite de financement est tout à fait contraire à la norme acceptable de pratique oncologique dans cette province et ailleurs. Les mesures que le Ministère se propose de prendre en réponse à mes recommandations n’apportent aucun remède aux personnes dont le cas est présenté dans ce rapport, et la manière dont elles pourraient bénéficier aux patients souffrant d’un cancer colorectal métastatique à l’avenir n’est pas claire. Au lieu d’en arriver à une solution raisonnable, fondée sur de saines pratiques médicales, le Ministère perpétue une vaste injustice en maintenant la limite du nombre de traitements par l’Avastin.

 

Processus d’enquête

17    Le 19 mai 2009, la députée provinciale Joyce Savoline a communiqué avec mon Bureau au nom d’un de ses électeurs, Robert Anderson, un homme âgé qui souffre d’un cancer colorectal métastatique. La progression du cancer avait cessé chez M. Anderson à la suite d’un traitement dont le schéma posologique comprenait de l’Avastin. Malheureusement, M. Anderson venait de subir son 16e et dernier traitement subventionné par les fonds publics et se trouvait dans une situation fort difficile. Alors que les traitements à l’Avastin contribuaient à prolonger sa vie, et que son oncologue lui avait vivement recommandé de les continuer, il n’avait pas les moyens financiers de le faire, le coût d’un traitement étant de 1 750 $. M. Anderson ne pouvait pas comprendre pourquoi le Ministère limitait son traitement par l’Avastin quand ce médicament restait efficace contre son cancer.

18    Après avoir reçu une plainte de M. Anderson, nous avons fait des demandes de renseignements préliminaires pour tenter de découvrir pourquoi le Ministère avait décidé d’imposer une limite au financement public de l’Avastin. Mais le Ministère n’a pas été en mesure de nous fournir des preuves scientifiques ou cliniques concrètes pour justifier ce maximum de 16 cycles de traitement. Le 3 juin 2009, j’ai donc avisé le Ministère que j’avais l’intention de mener une enquête pour déterminer s’il avait pris une décision raisonnable et informée quand il avait limité le financement de l’Avastin à 16 cycles de traitement, quelle que soit la réaction du patient à ce médicament. L’enquête a été confiée à l’Équipe d’intervention spéciale de l’Ombudsman (EISO).

19    Une fois l’enquête annoncée publiquement, nous avons reçu 31 autres plaintes à propos de l’accès à l’Avastin, dont 17 provenant de personnes directement touchées par le maximum de traitements imposé par le Ministère.

20    L’enquête a été confiée à deux enquêteuses de l’EISO et à deux agents de règlement préventif. Nous avons reçu et étudié des documents du Ministère, d’Action Cancer Ontario et d’Hoffman La-Roche Limitée, fabricant de l’Avastin. L’EISO a aussi fait des recherches approfondies sur le mode de financement de ce médicament dans les autres provinces canadiennes.

21    L’équipe d’enquête a effectué plus de 65 entrevues, entre autres avec des dirigeants du Ministère et d’Action Cancer Ontario, divers intervenants, des cadres supérieurs en poste dans les autres provinces et 12 oncologues ontariens, dont le chef du Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales à Action Cancer Ontario. Nous avons également communiqué avec le Navigateur d’accès qui aidait M. Anderson dans ses recherches d’autres sources de financement et avec ses assureurs privés. Nous avons aussi fait des entrevues approfondies avec le plaignant et d’autres personnes touchées par la limite de financement de l’Avastin imposée par le Ministère. Vu la nature de cette enquête, bon nombre des entrevues avec les témoins ont été faites au téléphone.

22    Afin de garantir l’exactitude et l’efficacité du processus d’enquête, l’EISO a pour habitude d’enregistrer les entrevues avec le consentement des témoins. Ensuite, les entrevues sont généralement transcrites et font intégralement partie des dossiers de l’enquête. La plupart des entrevues que nous avons menées dans ce cas ont ainsi été enregistrées et transcrites. Cette pratique ne présente généralement aucun problème. Mais cette affaire a fait exception, car les cadres supérieurs du Ministère et d’Action Cancer Ontario ont refusé que leurs entrevues soient enregistrées.

23     Généralement parlant, le Ministère a bien collaboré au cours de cette enquête.

 

Bref historique du financement des nouveaux médicaments anticancéreux

24    Le cancer est une maladie insidieuse qui menace la vie de milliers d’Ontariens chaque année. Mais les progrès en pharmacologie médicale ont donné à certains cancéreux la chance de se remettre ou tout du moins la possibilité de prolonger leur vie ou d’en améliorer la qualité. Le problème, c’est que beaucoup de ces nouveaux médicaments anticancéreux administrés par voie intraveineuse sont excessivement coûteux.

25    Historiquement, en Ontario, l’accès des cancéreux aux médicaments de chimiothérapie dépendait de la capacité qu’avait un hôpital, ou un centre spécialisé de lutte contre le cancer, de dispenser une thérapie dans le cadre de son propre budget de fonctionnement, ou de la possibilité pour le patient de satisfaire aux exigences du programme de Services de santé hors pays du ministère de la Santé et des Soins de longue durée et donc d’obtenir un traitement à l’extérieur de l’Ontario. Il en est résulté une inégalité d’accès à la chimiothérapie pour les Ontariens. Au début des années 1990, par suite des préoccupations grandissantes quant à de nombreux aspects du système de soins anticancéreux, le Ministère a entamé une consultation auprès des intervenants. Un Réseau provincial de cancérologie a été créé et en avril 1994 le Groupe de travail sur les thérapies systémiques a recommandé qu’un programme de thérapies systémiques soit créé et que tous les médicaments anticancéreux et tous les médicaments pour soins de soutien soient administrés et financés par un seul organisme[1].

26    En 1997, Action Cancer Ontario a été officiellement fondé et financé par le gouvernement provincial pour mener des programmes de recherche, de diagnostic et de traitement du cancer, ainsi que pour jouer le rôle de principal conseiller auprès du Ministère en matière de soins anticancéreux dans la province. Cette même année, le Ministère a approuvé la création du Programme de financement des nouveaux médicaments, qui vise entre autres à donner à tous les Ontariens un accès égal aux médicaments intraveineux. Dans le cadre de ce programme, le Ministère avait pour responsabilité de décider s’il devait financer les médicaments anticancéreux, sur recommandation d’Action Cancer Ontario.

27    De 1997 à 2006, le coût de financement des médicaments en Ontario a connu une augmentation exponentielle de plus de 140 %, au point où la province en est arrivée à dépenser 3,4 milliards $ chaque année pour son programme de médicaments[2]. En avril 2006, pour tenter d’assurer un meilleur accès aux médicaments, veiller à une plus grande rentabilité pour les contribuables, promouvoir une bonne utilisation des médicaments, favoriser les investissements dans les recherches novatrices sur le système de soins de santé et renforcer la transparence et la responsabilisation du système public de médicaments, le gouvernement a présenté le Projet de loi 102, Loi de 2006 sur un régime de médicaments transparent pour les patients[3]. Commentant ce projet de loi, le ministre de la Santé et des Soins de longue durée alors en poste a fait cette remarque :

Ce Projet de loi est l’élément fondamental du plan exhaustif fait par notre gouvernement pour réformer le système de médicaments de l’Ontario, pour le transformer afin d’accentuer son efficacité, sa transparence et son obligation redditionnelle, et pour en faire un système compréhensible et digne de confiance pour les patients.

La nécessité de changement est bien réelle. La triste vérité, c’est que notre système de médicaments est en échec. Les mots sont peut-être durs, mais vrais. Notre système de médicaments n’a pas répondu aux besoins des patients aussi bien qu’il le devait, il n’a pas été au service des contribuables, pas plus qu’il n’a été au service des professionnels qui travaillent avec lui chaque jour.

Autre point troublant : l’escalade des coûts de notre système de médicaments menace sa durabilité…

Nos réformes ont pour but de donner aux patients un meilleur accès aux médicaments, et un meilleur accès signifie une meilleure utilisation de l’argent des contribuables…

Améliorer l’accès pour les patients, c’est aussi leur assurer un accès plus rapide et plus efficace aux médicaments. Nous devons renforcer l’efficacité et la transparence de notre système d’examen des médicaments. C’est aussi une partie essentielle de notre plan[4].


28    Le 1er octobre 2006, les modifications apportées à la Loi sur le régime des médicaments de l’Ontario en vertu de la Loi sur un régime de médicaments transparent pour les patients sont entrées en vigueur. Parmi elles figurait cet ensemble de principes directeurs pour le système public de médicaments :

  1. Le régime public de médicaments vise à répondre aux besoins des Ontariens en tant que patients, consommateurs et contribuables.

  2. Le régime public de médicaments vise à engager les consommateurs et les patients d’une façon significative.

  3. Le régime public de médicaments vise dans la mesure du possible la transparence envers les personnes qui ont un intérêt dans le régime, notamment les patients, les praticiens de la santé, les consommateurs, les fabricants, les grossistes et les pharmacies.

  4. Le régime public de médicaments vise à réaliser constamment l’optimisation des ressources et leur meilleur emploi possible à chaque niveau.

  5. Le financement des médicaments doit reposer sur les meilleures preuves cliniques et économiques disponibles et les décisions à ce sujet doivent être communiquées ouvertement de la manière la plus opportune possible[5].


29    Pour renforcer la transparence et l’obligation redditionnelle, en vertu de ces modifications, le Ministère est maintenant tenu de publier les détails du processus d’examen des médicaments sur son site Web. De plus, un poste d’administrateur a été créé pour gérer tous les programmes publics de médicaments de l’Ontario, avec l’autorité expresse de négocier des accords de prix auprès des fabricants de médicaments. Actuellement, les programmes publics de médicaments de l’Ontario prennent en charge les médicaments d’environ 2,8 millions d’Ontariens chaque année, ce qui représente 3,8 milliards $ annuellement.

30    Dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments, l’administrateur a le pouvoir de décider du financement des médicaments intraveineux de pointe contre le cancer, typiquement administrés dans les hôpitaux et les centres spécialisés de lutte contre cette maladie. Le 13 mai 2009, le Ministère a estimé qu’il avait investi 410 millions $ durant les trois années financières précédentes pour financer les médicaments intraveineux contre le cancer dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments et que les médicaments anticancéreux avaient augmenté en moyenne de 35 % au cours de cette période.  

31    L’approbation du financement public des nouveaux médicaments intraveineux contre le cancer se fait selon un processus en plusieurs étapes, qui commence au palier fédéral.

 

En arriver à un ‘Oui’ : Processus d’approbation d’un nouveau médicament

32    Pour qu’un médicament soit commercialisé et vendu au Canada, il doit tout d’abord obtenir l’approbation de Santé Canada. Santé Canada évalue les médicaments en fonction de leur sécurité et de leur efficacité. Une fois qu’un médicament est approuvé, Santé Canada émet un avis de conformité, puis un numéro d’identification du médicament. Le processus d’examen fédéral peut prendre entre une et deux années, selon la nature du produit.

33    Depuis mars 2007, chaque province à l’exception du Québec exige que les médicaments anticancéreux soient soumis à l’Examen conjoint des médicaments oncologiques, processus pilote pangouvernemental d’examen, fondé sur le processus d’examen des médicaments anticancéreux de l’Ontario. L’Examen conjoint des médicaments oncologiques mène à des recommandations sur le financement des médicaments par les provinces participantes. En Ontario, les demandes de financement public des médicaments anticancéreux sont étudiées par le Comité d’évaluation des médicaments (anciennement connu sous le nom de Comité d’appréciation des médicaments et des thérapeutiques), groupe consultatif indépendant responsable d’examiner et d’évaluer les preuves cliniques, les données scientifiques et les facteurs de rentabilité des médicaments, puis de faire des recommandations au ministère de la Santé et des Soins de longue durée[6].

34    Les demandes de financement présentées par les fabricants de nouveaux médicaments anticancéreux sont tout d’abord examinées par un sous-comité, fondé en Ontario au début de 2005 et composé de membres du Comité d’évaluation des médicaments ainsi que de spécialistes d’Action Cancer Ontario. Ce sous-comité étudie l’efficacité clinique et la sécurité des médicaments, les normes de soins et les facteurs de rentabilité (c.-à-d. bon rapport coût-efficacité). Actuellement, ce sous-comité communique les résultats de ses évaluations au Comité d’évaluation des médicaments, qui fait alors des recommandations à l’administrateur quant au financement.

35    Par souci de transparence, depuis juillet 2007, le Ministère affiche sur son site Web les recommandations du Comité d’évaluation des médicaments. À l’avenir, le Ministère se propose de communiquer les renseignements sur les demandes de financement au fur et à mesure qu’elles progressent dans le processus d’examen des médicaments de l’Ontario.

36    Avant de considérer la décision prise par le Ministère à propos de l’Avastin, il est utile de se pencher sur le rôle de ce médicament dans le traitement du cancer colorectal métastatique.

 

Cancer colorectal métastatique et Avastin

37    En Ontario cette année, selon les prévisions, environ 8 100 nouveaux cas de cancer colorectal seront diagnostiqués et approximativement 3 300 Ontariens mourront de cette maladie[7]. Un « cancer colorectal » est un cancer du côlon (gros intestin) et du rectum. Un « cancer colorectal métastatique » est un cancer qui s’est étendu à d’autres parties du corps, par exemple au foie et aux poumons. Généralement, le  traitement d’un cancer colorectal métastatique fait appel à une combinaison de chimiothérapies par voie intraveineuse. Il existe deux schémas posologiques standard : FOLFIRI (combinaison d’acide folinique, de fluorouracile et d’irinotécan) et FOLFOX (combinaison d’acide folinique, de fluorouracile et d’oxaliplatine).

38    Avastin est le nom de marque du bevacizumab, médicament fabriqué par F. Hoffmann-La Roche Limitée (Roche). L’Avastin est utilisé pour traiter le cancer colorectal métastatique, généralement en association avec le FOLFOX ou le FOLFIRI. Il inhibe la croissance des vaisseaux sanguins qui irriguent les tumeurs, bloquant l’apport d’oxygène et des nutriments essentiels à ces tumeurs. L’Avastin peut aussi causer des modifications aux vaisseaux sanguins, rendant ainsi plus efficace la chimiothérapie. Chez certains patients, l’Avastin peut arrêter la croissance des tumeurs, réduire leur grosseur, et généralement accroître la durée de survie. L’Avastin est considéré comme un traitement palliatif. Il peut inhiber la progression du cancer, et donc prolonger la vie, mais il ne peut pas guérir la maladie. Toutefois, dans certains cas, l’Avastin a réduit les tumeurs à tel point qu’elles ont pu être enlevées par opération chirurgicale. Le coût d’un traitement à l’Avastin est d’environ 1 500 $ à 2 000 $, selon la dose requise, qui varie en fonction du poids du patient. Généralement, les traitements par l’Avastin sont administrés toutes les deux semaines. À un certain point, les patients deviennent généralement immunisés contre cette thérapie, la maladie progresse et d’autres traitements doivent être envisagés alors.

39    En septembre 2005, Santé Canada a approuvé l’Avastin pour le traitement « de première ligne » des patients atteints d’un cancer colorectal métastatique, ce médicament étant utilisé en association avec une chimiothérapie à base de fluoropyrimidine (le FOLFOX et le FOLFIRI sont tous deux à base de fluoropyrimidine). En arrivant à cette décision, Santé Canada a noté que lors d’un essai clinique randomisé et contrôlé, à double insu, de phase III où l’Avastin était ajouté à un schéma posologique à base de fluoropyrimidine, il en résultait une augmentation statistiquement significative de la durée médiane de survie de 4,7 mois (20,3 mois au lieu de 15,6 mois).

40    Roche a tenu des discussions préliminaires avec Action Cancer Ontario à propos de l’Avastin en 2004. Ayant reçu l’approbation de Santé Canada, Roche a fait une demande officielle de financement aux Programmes publics de médicaments de l’Ontario[8].
 


Examen initial de l’Avastin

41    Le 12 décembre 2005, le Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales à Action Cancer Ontario, qui est composé d’environ 30 oncologues spécialisés dans le traitement clinique du cancer colorectal, a recommandé des directives dans le cadre du Programme de soins fondés sur des preuves, d’Action Cancer Ontario. L’une des recommandations préconisait que l’Avastin soit ajouté, avec une chimiothérapie à base de fluoropyrimidine, aux médicaments approuvés pour le traitement de première ligne des patients atteints d’un cancer colorectal avancé. Le Groupe a également recommandé que l’Avastin soit considéré comme une thérapie de deuxième ligne pour les patients qui n’avaient encore jamais pris ce médicament lors de leur traitement initial. Il a suggéré que, dans ces deux cas, l’Avastin soit administré jusqu’à la progression de la maladie. Il a conclu que, faute de preuves, le rôle de l’Avastin utilisé une fois que la maladie progressait n’était pas clair. Les recommandations de ce Groupe étaient fondées sur des données cliniques et n’ont pas pris en considération la rentabilité du médicament.

42    Deux jours plus tard, le sous-comité composé de dirigeants d’Action Cancer Ontario et de membres du Comité d’appréciation des médicaments et des thérapeutiques (maintenant connu sous le nom de Comité d’évaluation des médicaments) a discuté l’Avastin pour la première fois. Après avoir étudié la demande de Roche et l’ébauche de directives du Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales, le sous-comité a recommandé que le Ministère subventionne l’Avastin pour le traitement de première ligne des patients atteints de cancer colorectal métastatique et le traitement de deuxième ligne des patients qui n’avaient pas été traités par l’Avastin précédemment, et ceci jusqu’à la progression de la maladie

43    Alors que l’Ontario se demandait s’il devait financer l’Avastin ou non, la Colombie-Britannique est passée à l’action en janvier 2006, devenant la première province canadienne à subventionner ce médicament avec les fonds publics. Mais le financement en Colombie-Britannique n’était pas illimité. Vu la difficulté de prédire les coûts de financement de l’Avastin jusqu’à la progression de la maladie, la société du cancer de cette province a opté pour un compromis, limitant le financement à 12 cycles de traitement. Les responsables ont fait savoir que cette « limite » avait été décidée en fonction de preuves montrant que les améliorations les plus substantielles de la réaction des patients se produisaient dans les six premiers mois de traitement.

44    Le 11 janvier 2006, le Comité d’appréciation des médicaments et des thérapeutiques de l’Ontario a considéré s’il devait recommander ou non le financement de l’Avastin par la province. Le Comité a examiné alors les résultats d’essais cliniques montrant une amélioration de la durée médiane de survie quand l’Avastin était utilisé en association avec une chimiothérapie, l’amélioration atteignant jusqu’à cinq mois de survie pour les traitements de première ligne et de 1,8 mois pour les traitements de deuxième ligne. Mais le Comité s’est inquiété des coûts d’utilisation de l’Avastin qu’il estimait à environ 30 000 $ à 35 000 $ pour le traitement, par patient, en association avec le FOLFIRI.

45    Le Comité a suggéré que le « rapport coût-efficacité différentiel » de l’Avastin – d’environ 150 000 $ par « année de vie pondérée par la qualité » – était supérieur à la norme acceptée[9]. Le Comité a fait une comparaison avec un autre médicament anticancéreux, l’herceptine, qu’il avait recommandé en vue d’un financement. Dans le cas de l’herceptine, le rapport coût-efficacité différentiel n’était que de 22 000 $ à 44 000 $ par année de vie pondérée par la qualité[10]. Le Comité a estimé que les répercussions potentielles du financement de l’Avastin sur le budget étaient « frappantes », soulignant que selon l’estimation conservatrice du fabricant, le coût serait de 30 millions $ pour trois années, tandis qu’Action Cancer Ontario avait estimé le coût à plus de 60 millions $ par an. Le Comité a conclu que, même s’il existait de bonnes données cliniques pour justifier l’utilisation de l’Avastin, ce médicament était loin d’être rentable comparé aux autres traitements disponibles. Le Comité a décidé à l’unanimité de ne pas recommander le financement de ce médicament à moins que le fabricant ne puisse l’offrir à meilleur prix. Mais bien qu’ayant décidé que ce médicament n’était pas rentable comparé aux autres, le Comité s’est dit intéressé par les opinions des décideurs de politique et par celles du public sur l’acceptation d’un financement si coûteux. Le Comité a suggéré que, comme les ressources financières pour les soins de santé étaient limitées, la durabilité des programmes de médicaments devait être considérée. En fin de compte, le Comité a voté de ne pas recommander le financement de l’Avastin dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments et le Ministère a accepté cette recommandation.

46    À la suite de l’examen fait par le Comité d’appréciation des médicaments et des thérapeutiques, les dirigeants du Ministère ont répondu aux demandes de financement de l’Avastin par une lettre-type, disant :

Le Comité reconnaît les avantages cliniques de l’Avastin, mais l’analyse coût-efficacité a révélé que ce rapport pour l’Avastin était grandement disproportionné en comparaison à d’autres agents anticancéreux efficaces utilisés pour traiter d’autres types de cancer. Le Comité a conclu que ce médicament ne répond pas aux normes de preuves scientifiques et de coût-efficacité appliquées à toutes les autres thérapies et exigées pour appuyer une recommandation de financement. Le Comité a recommandé au Ministère de ne pas financer l’AVASTIN dans le cadre du PFNM d’ACO.

… Dans un contexte de fonds restreints, nous devons prendre avec prudence les décisions quant aux futures dépenses de médicaments – et faire preuve de prudence veut dire s’appuyer sur des preuves solides.


47    Alors que l’Ontario décidait de ne pas subventionner l’Avastin par les fonds publics, au début de 2006, les autres provinces sont restées aux prises avec la question, se demandant si elles devaient financer ou non ce médicament et prenant parfois des positions divergentes. En juillet 2006, Terre-Neuve-et-Labrador ont commencé à prendre en charge l’Avastin pour le traitement de première ligne du cancer colorectal métastatique. Un an plus tard, la Nouvelle-Écosse a fait un choix contraire, rejetant le financement de l’Avastin en juillet 2007. Ce même mois, l’administratrice[11] nouvellement nommée et le président-directeur général d’Action Cancer Ontario ont tenu une discussion par courriel à propos de la décision de la Nouvelle-Écosse sur l’Avastin. Au cours de cet échange, il a été suggéré que l’Ontario pourrait envisager de reconsidérer sa position si les répercussions du coût du médicament évoluaient favorablement. Le président-directeur général a expliqué à l’administratrice qu’il venait de rencontrer les représentants de Roche et qu’ils avaient discuté la possibilité de négocier une réduction de prix de l’Avastin. Il a fait cette remarque :

Ils ont voulu une indication claire de ce qu’il faudrait faire pour arriver au « point d’impact » d’un accord de financement… Nous devons leur donner une idée claire d’un chiffre. S’ils ne peuvent pas y arriver, tant pis. S’ils peuvent s’en rapprocher, nous serons tous plus près de la victoire.


48    Plus tard au cours de juillet 2007, les représentants du Ministère et d’Action Cancer Ontario ont continué leurs pourparlers à propos du coût de l’Avastin, tout en reconnaissant – selon les mots d’un intervenant – « l’importance de maintenir la discussion à ce sujet et de ne pas fermer trop vite la porte ».

49    En octobre 2007, le Québec est devenu la troisième province à financer l’Avastin. Un échange de courriels entre le Ministère et Action Cancer Ontario à propos de l’annonce du financement par le Québec a mentionné de nouvelles données sur l’Avastin présentées à l’American Society of Clinical Oncology en 2007. L’un des dirigeants ministériels a alors demandé s’il y aurait un réexamen de l’Avastin en fonction de ces nouvelles données. Durant notre enquête le Ministère a expliqué qu’il « ne pouvait pas réévaluer sa décision » de non-financement de l’Avastin prise à l’automne de 2007 car, bien qu’il ait connaissance des nouvelles données au sujet de ce médicament, il n’avait reçu aucune demande du fabricant ou du Groupe d’étude à Action Cancer Ontario à propos de telles preuves. Au cours des quelques mois qui ont suivi, d’autres provinces se sont graduellement jointes à celles qui prenaient ce médicament en charge.

50    En janvier 2008, la Saskatchewan a décidé de financer l’Avastin par les fonds publics. En février 2008, la Colombie-Britannique a revu son financement et a prolongé la prise en charge de l’Avastin de 12 à 16 cycles de traitement dans le cadre de son programme d’accès aux médicaments pour raisons humanitaires. Elle a aussi permis aux oncologues de faire des demandes à ce programme, cas par cas, pour prolonger le remboursement de l’Avastin au-delà des 16 cycles de traitement. Les dirigeants de la santé de la Colombie-Britannique ont expliqué qu’ils avaient choisi « 16 cycles » comme la limite générale car les essais cliniques avaient montré que la médiane des cycles pour les patients qui réagissaient très bien au médicament était d’environ 16. Ils ont aussi fait savoir que leur changement de politique avait été influencé par un consensus grandissant qui faisait de l’Avastin le médicament standard aux États-Unis et en Europe, ainsi que par les critiques des oncologues de la province selon lesquels la limite de financement ne reflétait pas les essais cliniques où des patients avaient été traités jusqu’à la progression de leur maladie.

51    Au printemps de 2008, les pressions se sont intensifiées pour obtenir le financement public de l’Avastin en Ontario.

 

Arriver au « point d’impact » – Deuxième regard sur l’Avastin

52    L’Association canadienne du cancer colorectal a fait paraître un communiqué de presse le 15 avril 2008 demandant à l’Ontario de prendre en charge l’Avastin. L’Association a aussi commencé alors a encourager les parties intéressées à participer à une « campagne de lettres » pour faire pression et obtenir le financement de ce médicament. Le procès-verbal d’une réunion d’Action Cancer Ontario datant d’avril 2008 montre que, lors d’une tournée récente de l’Ontario, le président-directeur général avait constaté que les gens étaient très préoccupés par le non-financement public de ce médicament. Ce même mois, le Ministère a demandé à Action Cancer Ontario de faire une présentation au sujet du traitement du cancer colorectal métastatique.

53    Le 23 avril 2008, dans leur présentation au Ministère, les dirigeants d’Action Cancer Ontario ont fait observer que le mode de financement pour le traitement du cancer colorectal métastatique avait entraîné de lourdes dépenses pour le programme de Services de santé hors pays de l’Assurance-santé de l’Ontario, et que les traitements avaient été « sous-optimaux ». Ils ont suggéré que les fonds pourraient être réalloués, en se fondant sur les preuves factuelles, pour « améliorer radicalement » les soins aux patients et les résultats de traitement. Action Cancer Ontario a fait plusieurs recommandations. Cet organisme a préconisé à la province d’adopter le test de dépistage de la mutation du gène KRAS pour identifier les patients les plus susceptibles de bénéficier d’un traitement. Il a aussi recommandé que, au lieu de financer les soins pour les patients dans le cadre du programme de Services de santé hors pays de l’Assurance-santé de l’Ontario, les faisant voyager aux États-Unis pour un traitement à l’Erbitux, l’Ontario finance une autre thérapie avec un nouveau médicament, le Vectibix, dans la province. Enfin, Action Cancer Ontario a encouragé le Ministère à financer l’Avastin pour améliorer les résultats des traitements chez les patients. Selon les estimations d’Action Cancer Ontario, les coûts supplémentaires du financement annuel de l’Avastin, estimés à 34 millions $ pour 1 151 patients la première année, 40,9 millions $ pour 1 376 patients la deuxième année et 41,9 millions $ pour 1 410 patients la troisième année, seraient grandement compensés par les économies résultant de l’élimination du traitement hors pays à l’Erbitux et de l’adoption du test KRAS.

54    Action Cancer Ontario a souligné que les pressions se faisaient grandissantes en Ontario pour obtenir le financement de l’Avastin et qu’il existait des « preuves solides » montrant que ce médicament présentait un avantage de survie lors du traitement de première ligne. Cet organisme a aussi mentionné les décisions de financement de quatre autres provinces, à savoir la Colombie-Britannique qui finançait ce médicament jusqu’à 16 cycles de traitement de première ligne, et la Saskatchewan, le Québec et Terre-Neuve qui finançaient ce médicament jusqu’à la progression de la maladie pour le traitement de première ligne et de deuxième ligne.

55    Au début de mai 2008, le Ministère avait commencé une évaluation formelle des coûts associés au financement public de l’Avastin. Il avait retenu les services de trois conseillers pour l’aider dans cette entreprise. Dans un courriel daté du 5 mai 2008, un conseiller médical a signalé aux dirigeants ministériels que les résultats de plusieurs études sur l’Avastin étaient parus après l’examen initial de la demande de financement de Roche effectué par le Ministère, en 2006. L’une de ces études, datant de 2007, qui portait à la fois sur le FOLFIRI et sur l’Avastin, avait montré une durée médiane de survie sans progression de la maladie de 11,1 mois après 22-23 cycles de traitement. En 2008, une autre étude avait indiqué qu’à partir de la même combinaison thérapeutique, la durée de survie sans progression de la maladie était de 11,2 mois avec une posologie similaire. Il était précisé que toutes les études cliniques avaient été faites en fonction d’un traitement jusqu’à la progression de la maladie.

56    En réponse à des demandes de renseignements sur le nombre type de traitements par l’Avastin pour les patients, un dirigeant d’Action Cancer Ontario a fait savoir au Ministère qu’habituellement 75 % des patients recevaient 12 doses d’Avastin, 60 % recevaient 16 doses et de 45 % à 50 % recevaient 22 doses. Le dossier du Ministère comprend de multiples versions de documents d’analyse des incidences budgétaires, préparées à partir de différents scénarios de financement. Un certain nombre des dernières projections de coût étaient fonction d’une remise de prix du fabricant, alors à l’examen.

57    Le 28 mai 2008, des documents ministériels notent que le coût prévu d’une prolongation de financement du traitement de première ligne au FOLFOX et au FOLFIRI serait de 30,6 millions $ en 2008, 33,8 millions $ en 2009 et 37,8 millions $ en 2010. Selon les estimations, le coût serait majoré de 10 millions $ par année si l’Avastin était ajouté à ces schémas de chimiothérapie pour seulement 12 cycles de traitement, de 16,7 millions $ par année si l’Avastin était remboursé pour un maximum de 16 cycles et de 25,4 millions $ par année pour 22-23 cycles (fondamentalement, traitement jusqu’à la progression de la maladie). Ce même jour, le Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales, à Action Cancer Ontario, a émis des directives révisées à propos des soins fondés sur des preuves, continuant de recommander le traitement de première ligne des patients atteints d’un cancer colorectal métastatique par une combinaison d’Avastin et de chimiothérapie jusqu’à la progression de la maladie.

58    Bien que les études cliniques effectuées sur l’Avastin n’aient pas restreint le nombre de cycles de traitement offerts aux patients, et aient fourni ce médicament aux participants jusqu’à la progression de leur maladie, les dossiers du Ministère indiquent que dès le départ les dirigeants ministériels ont envisagé de limiter le nombre de cycles de traitement à financer. Selon les mots d’un dirigeant ministériel, dans un courriel du 30 mai 2008, « notre point principal est de décider s’il faut accorder un financement ou non, et si oui, pour 12 ou 16? »

59    Les dirigeants ministériels nous ont expliqué que les données sur l’utilisation de ce médicament en Colombie-Britannique avaient indiqué que la posologie moyenne de l’Avastin pour les patients couvrait 10 cycles, et qu’ils avaient conclu alors que 16 cycles suffiraient pour répondre aux besoins de la majorité des patients en Ontario. Toutefois, contrairement à son homologue de la Colombie-Britannique, le Ministère n’était pas intéressé à créer un programme d’accès pour raisons humanitaires, pour les cas individuels où 16 cycles de traitement se révéleraient insuffisants.

60    Entre-temps, soucieux de contrôler les coûts, le Ministère avait entamé des négociations avec Roche à propos de l’Avastin et d’un autre médicament anticancéreux, pour tenter d’obtenir certaines concessions financières. Selon les documents ministériels, à la demande d’Action Cancer Ontario, les discussions avaient inclus le financement de l’Avastin pour le traitement de deuxième ligne des patients qui n’avaient jamais été traités au préalable avec ce médicament, mais apparemment ce sujet avait été « éliminé » des entretiens avec Roche. De plus, alors que les dirigeants d’Action Cancer Ontario préconisaient le financement de l’Avastin avec le FOLFOX, le Ministère a décidé que cette combinaison ne serait pas considérée comme une option de financement étant donné que le Comité d’évaluation des médicaments ne l’avait pas examinée.

61    Les négociations avec Roche ont avancé rapidement. Un courriel envoyé le 4 juin 2008 par l’administratrice des programmes publics de médicaments à Action Cancer Ontario indiquait que le Ministère était parvenu à obtenir une remise satisfaisante pour l’Avastin et que le financement serait limité à 12 cycles, avec la possibilité d’aller « exceptionnellement » jusqu’à 16. L’administratrice expliquait que le coût du médicament se chiffrerait à environ 10 millions $ par an pour 12 cycles de traitement, auxquels il faudrait rajouter 5 millions $ pour les patients le recevant sur 16 cycles, la limite fixée par le Ministère. Elle a fait le commentaire suivant :

Bien que nous soyons satisfaits de la remise, nous reconnaissons que l’emploi de l’AVASTIN n’est pas rentable, ce que nous mentionnerons dans le bulletin sur la transparence lors de sa publication. CEPENDANT, nous finançons l’utilisation de l’Avastin dans un contexte d’amélioration du traitement des patients atteints par le cancer colorectal, et en prenant en considération la somme d’environ 25 millions $ que le Ministère paie pour envoyer les patients se faire traiter à l’Erbitux hors pays. Nous avons donc négocié l’entente concernant l’Avastin dans un cadre plus large, qui sera présenté aux médecins puis ultérieurement au public[12].


62    Le 2 juillet 2008, le Ministère a envoyé une note de service aux hôpitaux et aux centres anticancéreux partout en Ontario pour annoncer qu’il avait décidé de financer, à partir de cette date, l’utilisation de l’Avastin en association avec le FOLFIRI dans les traitements de première ligne. Il indiquait que l’Avastin pourrait être prescrit pendant 12 cycles de traitement, plus quatre cycles supplémentaires dans le cas des patients pour lesquels un examen aurait révélé soit qu’ils réagissaient au médicament, soit que leur état s’était stabilisé.

63    Le même jour, le Ministère a publié un communiqué de presse concernant trois nouveaux médicaments anticancéreux qui seraient disponibles en Ontario, dont l’Avastin. Il précisait :

L’Ontario investit 50 millions $ afin d’offrir de meilleures options de traitement aux personnes atteintes du cancer grâce à trois nouveaux médicaments, dont l’Avastin pour le traitement du cancer colorectal.

Un montant de 30 millions $ versé sur les trois prochaines années servira à financer l’Avastin, médicament de pointe qui agit en privant les tumeurs de l’apport de sang plutôt qu’en s’attaquant à toutes les cellules de l’organisme. Les essais cliniques ont démontré que l’Avastin est plus efficace lorsqu’il est utilisé comme traitement de première ligne du cancer colorectal avancé.

La période de survie moyenne des patients qui reçoivent de l’Avastin en association avec d’autres traitements par chimiothérapie est de près de deux ans, comparativement à 15 mois pour les patients qui ne reçoivent pas d’Avastin dans le cadre de leur traitement.


64    Le communiqué de presse citait l’administratrice des programmes publics de médicaments de l’Ontario :

De nombreux patients ontariens bénéficieront de la disponibilité de l’Avastin à titre de thérapie de première ligne par l’entremise de nos programmes de médicaments financés par les fonds publics. Nous continuons de faire preuve de transparence dans nos décisions et de nous assurer qu’elles s’appuient sur des résultats cliniques sans équivoque[13].


65    Nulle part dans le communiqué de presse du Ministère il n’était fait mention que le financement par la province se limitait à 16 cycles de traitement. Toutefois, le document d’information accompagnant le communiqué indiquait que l’emploi de l’Avastin ne serait financé qu’en association avec le FOLFIRI et qu’il ne serait mis à disposition que durant 12 cycles (soit un traitement de six mois) au départ, et quatre cycles supplémentaires (c’est-à-dire un traitement de deux mois) si la maladie ne s’était pas aggravée chez le patient. Un document préparé par le Ministère pour donner des réponses préétablies aux questions que pourraient poser les médias mentionnait que les conditions de financement étaient très proches de celles imposées par la société du cancer de la Colombie-Britannique.

66    Malgré toutes les nouvelles dispositions législatives sur la transparence, le Ministère n’a divulgué aucun détail au public sur sa décision de limiter à 16 cycles le maximum du financement de l’Avastin. Cette attitude a laissé bon nombre de gens perplexes quant aux facteurs de cette décision, sachant en particulier que le Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales à Action Cancer Ontario avait recommandé depuis décembre 2005 que le traitement à l’Avastin soit effectué jusqu’à la progression de la maladie.

 

Manque de transparence évident

67    Un certain nombre d’oncologues auxquels nous avons parlé ont déclaré être déçus par tout le secret ayant entouré le processus décisionnel du Ministère relativement au financement de l’Avastin, ainsi que par l’absence de toute possibilité de donner leur avis sur la question. Cette fois, contrairement à l’examen précédent effectué en 2006, le Ministère n’avait pas demandé conseil au sous-comité conjoint du Comité d’évaluation des médicaments et d’Action Cancer Ontario. Sans savoir précisément quel raisonnement se cachait derrière la limitation du financement, la plupart des oncologues ont deviné qu’il s’agissait vraisemblablement d’une question de compression des coûts. Ils nous ont dit que c’était moins une « question médicale » qu’une « question d’argent » et ont laissé entendre que, selon eux, « le Ministère agit de façon mystérieuse ». De nombreux cliniciens ont aussi été frustrés de devoir expliquer les coupures à leurs patients alors qu’eux-mêmes n’en comprennent pas les raisons.  

68    Ironiquement, même certains fonctionnaires du Ministère ont eu de la difficulté à nous expliquer le pourquoi du choix de la limite des 16 cycles. Vers le moment de l’annonce concernant le financement, des fonctionnaires du Ministère ont déclaré dans les médias « qu’ils trouvaient qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves en termes d’avantages pour le patient pour justifier le prolongement du financement au-delà de 16 cycles de traitement » et « [qu’ils avaient] pris la décision d’accorder un financement pour ce médicament dans un traitement de première ligne en s’appuyant sur une analyse scientifique des preuves recueillies là où il est utilisé dans les autres provinces, ainsi que sur des données scientifiques ». Cependant, un certain nombre de fonctionnaires du Ministère que nous avons interrogés ont reconnu qu’il n’existait en fait aucun résultat clinique étayant le choix de la limite des « 16 cycles » et ont confirmé que la décision de restreindre le financement de l’Avastin était d’ordre purement budgétaire. Malgré tout, le Ministère a continué à tenter de justifier sa décision en laissant croire qu’elle reposait sur des preuves d’ordre médical. Par exemple, un modèle de lettre qu’il a préparé pour répondre aux demandes de financement pour l’Avastin au-delà des 16 cycles indique :

Nous continuons de faire preuve de transparence dans nos décisions et de nous assurer qu’elles s’appuient sur des résultats cliniques sans équivoque. Bien que les décisions de financement soient souvent difficiles à prendre, elles s’appuient toujours sur des données cliniques.


69    Les dossiers du Ministère révèlent qu’un certain nombre de personnes souffrant de cancer ont reçu un exemplaire de ce modèle de lettre lorsqu’elles ont écrit pour se renseigner sur les possibilités de prolongement du financement de leur traitement. Une patiente a adressé un courrier au Ministère le 22 février 2009, expliquant qu’en juillet 2007, à l’âge de 39 ans, elle avait reçu un diagnostic de cancer colorectal métastatique et qu’elle avait été informée que son espérance de vie moyenne était de deux ans. Au moment de l’envoi de ce courrier, elle prenait de l’Avastin et la maladie ne montrait aucun signe de progression, mais elle approchait rapidement de la date d’échéance du financement de ses traitements par les fonds publics. Son oncologue l’avait avisée que cesser de prendre ce médicament nuirait à sa santé et avait même laissé entendre que des études cliniques montraient qu’un arrêt prématuré du traitement pourrait en fait provoquer un effet de rebond accélérant sa maladie. Elle a supplié de pouvoir continuer à utiliser ce médicament sans avoir à payer de sa poche aussi longtemps qu’il continuerait à faire effet, en soulignant : « J’AI BESOIN de ce médicament pour poursuivre mon combat. » L’administratrice des programmes publics de médicaments lui a répondu par un modèle de lettre standard.

70    Dans la même veine, dans un courriel daté du 29 mai 2009 en réponse à la demande de renseignements d’un député provincial concernant le financement de l’Avastin, un fonctionnaire du Ministère expliquait :

En juillet dernier, nous avons commencé à offrir un financement pour l’AVASTIN afin d’améliorer les possibilités de traitement du cancer du côlon. …. La décision d’assurer ce financement pendant 16 cycles s’appuyait sur des données cliniques. Soit dit en passant, cette pratique est semblable à ce qui se fait ailleurs.


71    Non seulement était-il trompeur de prétendre que le choix de la durée limite de prise en charge reposait sur des données cliniques, mais il s’avère également que la pratique en vigueur en Ontario en termes de financement de l’Avastin diffère de manière significative de celles dans les autres parties du Canada, où le médicament est financé par les fonds publics. Même le programme britanno-colombien, auquel nombre de fonctionnaires du Ministère ont fait référence en laissant entendre qu’il servait de base aux pratiques en Ontario, permettait d’accroître le nombre de cycles de traitement pour des motifs humanitaires.

72    Le Ministère semble avoir davantage dévoilé ses vraies raisons lorsqu’il a répondu à notre plaignant Robert Anderson. M. Anderson avait lancé un appel désespéré au Ministère le 8 avril 2009, en indiquant que la décision de couper l’accès au financement de l’Avastin équivalait pour lui à « une condamnation à mort », puisqu’il n’était pas en mesure de payer le médicament par lui-même. L’administratrice des programmes publics de médicaments lui a répondu le 22 mai 2009, en affirmant notamment :

Le Ministère est prêt à entamer des discussions avec les fabricants et si, à l’avenir, le fabricant de l’Avastin présente une demande appuyée par de nouvelles analyses coût-efficacité en sollicitant une réévaluation des critères actuels de remboursement par le Ministère, ce dernier s’adressera au CED pour qu’il examine ces nouvelles données.


73    En passant en revue les dossiers du Ministère, il nous est clairement apparu que le rapport coût-efficacité était le facteur essentiel ayant motivé la décision du Ministère d’approuver un financement restreint pour l’Avastin. Pourtant, il a constamment minimisé l’importance des considérations monétaires dans ses réponses aux demandes de renseignements relatives à sa décision.

74    Au cours de notre enquête, un certain nombre de fonctionnaires du Ministère ont essayé de justifier la limite des « 16 cycles » en expliquant que le Ministère avait « restreint » le financement dans le cas de deux autres pharmacothérapies. Cependant, cet argument n’est pas particulièrement convaincant. L’un de ces médicaments, le Xeloda, qui sert dans le traitement du cancer colorectal en phase III, est utilisé comme adjuvant pendant six mois. Néanmoins, des spécialistes nous ont informés qu’il est assez différent de l’Avastin. Il est employé à la suite d’une ablation chirurgicale pour empêcher ou retarder la récurrence du cancer. Il est considéré comme curatif et, selon des études cliniques, il est toujours administré pendant un nombre limité de cycles. L’autre de ces médicaments, l’Alimta, qui sert dans le traitement du cancer pulmonaire à grandes cellules, fait l’objet d’un financement durant six cycles en tant que thérapie de deuxième ligne. Selon les oncologues à qui nous avons parlé, les études cliniques ont révélé que le nombre moyen de cycles nécessaires aux patients est de quatre et qu’il est rare qu’il faille plus de six cycles d’utilisation de ce médicament. Alors que le Comité d’évaluation des médicaments avait tout d’abord refusé d’approuver le financement de l’Alimta par les fonds publics, le Ministère a apparemment réussi à négocier un prix satisfaisant.

75    La limitation du financement de l’Avastin est d’autant plus problématique pour le corps médical ontarien que, depuis décembre 2005, les lignes directrices publiées par le Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales à Action Cancer Ontario recommandent d’utiliser l’Avastin de concert avec la chimiothérapie comme traitement de première ligne du cancer colorectal métastatique tant que la maladie ne progresse pas. Lorsque ce Groupe s’est réuni pour la première fois le 11 juillet 2008 pour faire un bilan sur la décision de financement du Ministère, il a suggéré que les cliniciens continuent à défendre l’idée d’un financement de l’Avastin aussi longtemps que la maladie n’évolue pas et qu’ils envisagent d’orienter les patients présentant un état clinique particulier vers le programme d’assistance aux patients offert par Roche pour qu’ils puissent y trouver une autre source de financement. Dans le cadre de ce programme, pour les personnes ayant une assurance privée, Roche paie le solde non couvert par l’assureur. Les patients sans assurance doivent subir un examen de leurs ressources financières déterminant le montant maximal d’aide qu’ils peuvent obtenir par l’entremise du programme. Le protocole thérapeutique recommandé par le Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales n’a pas changé malgré la révision des lignes directrices en novembre 2007 et mai 2008. Il est comparable aux normes de pratique en vigueur dans les autres provinces.

76    Selon les lignes directrices provinciales sur les traitements publiées au Québec et en Colombie-Britannique, ainsi que les comptes rendus des Conférences du consensus sur le cancer colorectal de l’Est et de l’Ouest du Canada, le traitement par l’Avastin devrait continuer jusqu’à ce qu’il ne fasse plus effet et que le cancer progresse, sous réserve qu’il n’y ait pas de problème de toxicité pour le patient. De même, aux États-Unis, les lignes directrices du National Comprehensive Cancer Network indiquent que le traitement à l’Avastin devrait se poursuivre aussi longtemps que le patient ne montre aucun signe évident d’évolution de la tumeur.

77    Le fabricant du médicament soutient également l’idée d’un financement jusqu’à la progression de la maladie. Il a suggéré que l’Avastin devrait être « financé conformément à l’étiquette approuvée par Santé Canada, à l’ensemble des données cliniques justificatives et aux recommandations figurant dans les lignes directrices sur les traitements à travers le monde ».

78    Actuellement, il existe un décalage évident entre les préoccupations de compression des coûts du Ministère qui se traduisent par la restriction à 16 cycles du financement pour l’Avastin, et l’objectif de la communauté médicale qui cherche à offrir aux patients des soins fondés sur des pratiques exemplaires. Cela pose de plus en plus problème car un nombre croissant de personnes se sont déjà heurtées au couperet des 16 cycles.

 

Aller au-delà d’un ‘Non’

79    La décision du Ministère de financer l’Avastin possiblement jusqu’à 16 cycles de traitement a été un premier pas dans la bonne direction. Cependant, lorsque les premiers patients à utiliser l’Avastin grâce à des fonds publics ont commencé à s’approcher de leur dernier traitement subventionné, les cliniciens ont de nouveau fait part de leurs inquiétudes. Dans un courriel du 12 février 2009, un membre du Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales a fait remarquer à d’autres oncologues :

Chez les patients qui réagissent au traitement et le tolèrent, je pense qu’il faut le continuer au-delà des 16 cycles. Nous encourageons les patients ayant une assurance privée à la faire intervenir pour que le financement se poursuive mais, malheureusement, un grand nombre de patients n’ont pas d’assurance complémentaire.


80    Contrairement à la Colombie-Britannique où les demandes de financement sont examinées pour des motifs humanitaires, aucune place n’est réservée dans la politique actuelle du Ministère à l’analyse de la réaction individuelle de chaque patient à l’Avastin après 16 cycles de traitement. Un représentant d’Action Cancer Ontario s’est trouvé forcé de dire, en répondant à la demande de renseignements d’un oncologue sur la possibilité de prolongement du traitement, qu’il n’existait « aucune exception ». Et d’ajouter : « Chez Action Cancer Ontario, nous reconnaissons les difficultés que cela vous pose, mais nous n’avons absolument aucune latitude en ce qui concerne ce médicament. »

81    Durant notre enquête, des spécialistes nous ont informés que la durée médiane du traitement dans les essais cliniques utilisant l’Avastin était d’environ 17 cycles, ce qui veut dire que la moitié des patients participant à l’essai ont eu besoin de moins de 17 cycles tandis que l’autre moitié des patients ont eu besoin de plus. Les essais ont tous consisté à traiter les patients jusqu’à ce que la maladie se mette à progresser. Divers oncologues que nous avons interrogés ont déclaré que la limite de 16 cycles du financement de l’Avastin par les fonds publics était à la fois artificielle et arbitraire. Le directeur du Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales à Action Cancer Ontario nous a expliqué que les essais cliniques ont montré une amélioration de 20 mois de la durée médiane de survie grâce à l’ajout d’Avastin et que les résultats les plus récents laissent présager une amélioration encore plus importante. Il a fait remarquer que, généralement, le cancer commence à progresser lorsque les patients ont reçu 20 à 22 cycles de traitement et que, selon lui, le choix d’une limite de 16 cycles n’avait aucun fondement. Les oncologues se sont déclarés de façon unanime préoccupés par l’arrêt du traitement à l’Avastin sans analyse préalable de la réaction du patient. Ils ont laissé entendre que c’était inacceptable et que cela nuisait à la santé du patient et posait un dilemme éthique puisqu’il n’existe aucune raison médicale de cesser le traitement des patients par l’Avastin tant qu’ils continuent à réagir positivement.

82    Le 12 mai 2009, l’Association canadienne du cancer colorectal a écrit au Ministère en demandant que des modifications soient apportées aux pratiques de traitement de ce type de cancer, en éliminant notamment la limite des 16 cycles pour l’Avastin.

83    À la fin juin 2009, plusieurs oncologues s’intéressant à la question ont rencontré un haut fonctionnaire du Ministère pour discuter de l’Avastin. Ils ne se sont cependant pas fait beaucoup d’illusions quant à un possible changement. Selon l’un des médecins participants :

… ils ne nous ont fait part d’aucune décision, ils ont dit qu’ils étaient au courant des questions soulevées et qu’ils étaient en train de les examiner. Mais… ils ne nous ont donné aucune indication sur ce qu’ils comptaient faire à ce sujet.


84    Même si l’administratrice des programmes publics de médicaments a laissé entendre que le Ministère réexaminerait le dossier du financement de l’Avastin s’il recevait une nouvelle demande de la part de Roche ou du Groupe d’étude des maladies gastro-intestinales, elle a nettement insisté sur le fait que le Ministère reste sur sa position et qu’aucun prolongement du financement au-delà de 16 cycles de traitement par l’Avastin ne serait envisagé. Il est clairement ressorti des discussions avec l’administratrice que les considérations budgétaires étaient au cœur du problème et celle-ci a indiqué qu’elle devait souvent prendre des décisions difficiles avec des ressources financières limitées.

 

Une attitude singulière

85    L’entêtement de l’Ontario à limiter le financement de l’Avastin à 16 cycles est unique en son genre. Parmi les six provinces qui offrent à présent ce financement, elle est la seule à imposer une restriction sur le nombre de cycles de traitement pour lesquels les patients bénéficient de fonds publics[14].

86    En Colombie-Britannique, le financement du médicament a commencé en janvier 2006 et ses modalités ont changé deux fois. Depuis octobre 2008, l’Avastin est financé par les deniers publics pendant une période pouvant aller jusqu’à 24 cycles de traitement dans le cadre du programme britanno-colombien d’accès aux médicaments pour des raisons humanitaires. De plus, les patients peuvent faire une demande de prolongement du financement au-delà de ces 24 cycles si leur état demeure stable. L’an dernier, la Colombie-Britannique a dépensé 6,3 millions $ pour traiter 390 patients à l’Avastin, dont 30 %, selon les estimations, ont continué à recevoir un financement après 12 cycles de traitement. De janvier 2006 à juin 2009, 108 patients ont demandé un prolongement du financement au-delà de 16 cycles, et 96 au-delà de 24 cycles. Nous avons été informés que ces prolongements sont systématiquement accordés. La Colombie-Britannique a récemment publié les résultats obtenus pour les patients en 2006, l’année où l’Avastin a été introduit dans les traitements. Ces résultats montrent une augmentation de cinq mois de la durée médiane de survie chez les patients, alors que le financement par les fonds publics était limité à 12 cycles de traitement. Cette analyse reflète la progression médiane globale plutôt que la réaction individuelle des patients au niveau clinique.

87    À Terre-Neuve-et-Labrador, le financement de l’Avastin a commencé en juillet 2006. Même si les lignes directrices de pratique clinique de cette province mentionnent que l’Avastin devrait être utilisé « tant que la maladie ne progresse pas et ce, jusqu’à 12 cycles », les fonctionnaires ont indiqué que l’application de ces directives est très souple et qu’en pratique les patients peuvent recevoir un financement pour les traitements au-delà de 12 cycles.

88    Au Québec, le financement de l’Avastin se fait sur le budget de chaque hôpital depuis le 1er octobre 2007 et aucune limite n’est imposée. D’octobre 2007 à mars 2008, 823 patients ont été traités à l’Avastin dans cette province, au coût de 8,6 millions $.

89    En Saskatchewan, le financement de l’Avastin a débuté en janvier 2008. La durée de la thérapie prise en charge avec des fonds publics dépend de la réaction du patient au médicament. La province compile les statistiques d’utilisation par trimestre. Selon ses statistiques, elle a dépensé 2,643 millions $ pour l’Avastin de janvier 2008 à mars 2009. Le nombre le plus élevé de cycles de traitement reçus par un patient a été de 23, la moyenne se chiffrant à 8,8 cycles par patient.

90    En août 2008, la Nouvelle-Écosse, annulant sa décision antérieure, a choisi de financer l’Avastin de façon rétroactive, à compter d’avril 2008 pour les patients qui avaient payé ce médicament par d’autres voies. Les patients peuvent continuer à recevoir de l’Avastin aussi longtemps qu’ils réagissent aux traitements. Le coût annuel prévu du financement de l’Avastin s’élève à 3,6 millions $.

91    Le 1er avril 2009, l’Alberta est devenue la toute dernière province en date à lancer un programme de financement public pour l’Avastin. Le nombre de cycles financés n’est pas limité, mais seuls quelques médecins ont le droit de prescrire ce médicament.

92    Il est clair que le rapport entre le coût et les avantages de l’Avastin est un facteur important de considération pour les décideurs au moment de choisir si le traitement sera ou non pris en charge avec des fonds publics. Des représentants de deux provinces ayant préféré ne pas financer le médicament, le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard, ont confirmé que ce facteur avait été déterminant. De même, le Royaume-Uni a récemment décidé de ne pas prendre en charge l’Avastin, en affirmant que « les avantages ne seraient pas à la hauteur de l’argent investi », tandis que l’Australie s’est mise depuis le 1er juillet 2009 à assurer le financement du médicament jusqu’à la progression de la maladie après y avoir tout d’abord renoncé à la suite d’analyses coût-efficacité.

93    Certains régimes privés d’assurance-maladie prennent également en charge l’Avastin. Une analyse récente de la base de données du programme d’assistance de Roche aux patients pour la période allant de juillet 2006 à août 2008 a montré que, sur 877 patients ayant fait appel au programme, 647 avaient une assurance privée, dont 310 bénéficiaient d’une couverture pour l’Avastin et 204 avaient effectivement reçu la thérapie.

94    Alors que les fonctionnaires des autres provinces semblent suivre de près les coûts associés au financement de l’Avastin, nous avons constaté que, malgré les préoccupations initiales concernant les coûts prévisionnels et l’accent mis sur la compression des coûts en Ontario, le Ministère n’a pas particulièrement consacré de temps ou d’attention au calcul des dépenses qu’il a réellement engagées pour l’Avastin depuis juillet 2008, ni à l’examen de ses pronostics d’utilisation du programme pour voir s’ils s’étaient confirmés.

 

Retracer l’argent

95    Les fonctionnaires du Ministère n’ont pas été en mesure d’indiquer avec certitude combien de patients ont reçu ou reçoivent actuellement de l’Avastin en Ontario. Le Ministère compte sur Action Cancer Ontario pour recueillir cette information, qu’il ne daigne pas suivre de façon centralisée. Certes, Action Cancer Ontario lui transmet des rapports sur tous les médicaments pris en charge dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments, mais les chiffres y sont présentés de façon globale et il est donc impossible de savoir quelle part se rapporte à l’Avastin. Le prochain rapport doit apparemment arriver en septembre. Un fonctionnaire du Ministère a laissé entendre que, si Roche souhaitait présenter des résultats sur l’utilisation et les coûts réels, elle pourrait toujours les porter à l’attention du Ministère, même s’il est clair qu’elle devrait au préalable acheter les données pertinentes à Action Cancer Ontario.

96    Au cours de notre enquête, des représentants d’Action Cancer Ontario ont indiqué que 283 patients avaient commencé à utiliser de l’Avastin en juillet et août 2008, parmi lesquels 41 l’employaient encore au 16e cycle de traitement, alors que la plupart avaient arrêté après 12 cycles et que la durée moyenne du traitement avait été de 9,6 cycles. Les données disponibles jusqu’à présent montrent que la maladie a progressé chez 84 % des patients avant qu’ils n’aient atteint la limite des 16 cycles et que seulement 14 % des patients prenant le médicament sont parvenus à 16 cycles. Ces résultats ne prennent pas en compte les patients qui peuvent accéder au médicament par eux-mêmes au-delà des 16 cycles.

97    Action Cancer Ontario a ajouté que le coût pour la province de l’ensemble des médicaments subventionnés en 2007-2008 s’est élevé à 3,4 milliards $, dont 94 millions $ pour les médicaments anticancéreux. De juillet 2008 à avril 2009, 12 804 393 $ ont été dépensés pour l’Avastin dans le cadre du programme. Les coûts mensuels varient de 405 428 $ le premier mois à plus de 1,6 million $ en mars 2009. Durant les trois premiers mois, de 100 à 155 nouveaux patients ont reçu de l’Avastin chaque mois, puis ce volume a diminué au fil du temps et, en octobre 2008, environ 58 à 86 nouveaux patients recevaient de l’Avastin chaque mois.

98    Malheureusement, le financement s’est déjà tari pour certains patients souffrant de cancer colorectal, et d’autres s’approchent à grands pas de la limite fatidique.

 

De vrais patients au bord du désespoir

99    Les fonctionnaires du Ministère semblent considérer qu’une prise en charge jusqu’à 16 cycles de traitement représente un compromis raisonnable compte tenu du coût du médicament. Mais la position du Ministère prive de nombreuses personnes, qui pourraient aller au-delà de 16 cycles en raison de leur réaction positive au traitement, de la possibilité de continuer à utiliser l’Avastin à moins de pouvoir obtenir une autre source de financement. Bien que ces patients aient assez de chance dans l’adversité pour que la maladie n’ait pas progressé après huit mois de traitement, ils ont la malchance de se retrouver exclus du cadre de dépenses fixé par le Ministère. C’est une chose de considérer les probabilités statistiques, les graphiques et les chiffres à prendre en compte dans une analyse coûts-avantages. C’en est une autre d’être confronté à une personne terrifiée, déjà accablée par le lourd fardeau d’un diagnostic de cancer métastatique, et de devoir lui dire qu’elle ne peut plus compter sur le gouvernement pour financer son traitement de survie.

100   Robert Anderson est âgé de 79 ans. Longtemps employé chez Bombardier, il est maintenant à la retraite et vit avec sa femme dans une modeste maisonnette de Burlington, entouré des photographies de ses quatre enfants, 11 petits-enfants et 10 arrière-petits-enfants. En 2007, M. Anderson a non seulement appris qu’il souffrait d’un cancer colorectal, mais aussi que celui-ci s’était propagé à d’autres organes et qu’il était en phase métastatique. Bien qu’étant malade en phase terminale, il a commencé la chimiothérapie en septembre 2008 avec de l’Avastin et du FOLFIRI et, dans son cas, les résultats ont été impressionnants. Après plusieurs mois de traitement, un tomodensitogramme a révélé que l’une de ses tumeurs avait disparu, qu’une autre était en train de régresser et que la plus importante ne montrait aucun signe de nouvelle croissance. Les résultats ont remonté le moral de M. Anderson et l’ont amené à reprendre espoir, jusqu’à ce qu’il reçoive une nouvelle qui l’a abasourdi. Il a appris que, malgré les progrès remarquables que l’Avastin lui avait permis de faire, le financement de ses traitements par les fonds publics touchait à sa fin puisqu’il arrivait à la limite des 16 cycles. Le 19 mai 2009, il a reçu sa dernière dose du médicament. Son oncologue l’a vivement encouragé à poursuivre ce traitement de survie mais le revenu total de son ménage étant de 29 000 $ par an, M. Anderson n’a aucunement le moyen de payer le médicament par lui-même.

101   Après avoir livré bataille contre une affection maligne pendant près de deux ans, M. Anderson a décidé de se lancer dans une autre lutte, contre une menace différente : la limite arbitraire de financement fixée par le Ministère. Il a écrit à ce dernier pour plaider sa cause, en espérant persuader les fonctionnaires que les circonstances propres à son cas appelaient à la compassion. Il s’est adressé aux médias locaux et a pris contact avec sa députée provinciale, qui a finalement déposé plainte auprès de notre Bureau. La réponse du Ministère était prévisible : M. Anderson s’est entendu dire que « la limite maximale de 16 cycles est suffisante pour la majorité des patients » et que l’Avastin « n’est pas considéré comme rentable comparativement aux traitements disponibles ». Vraisemblablement on s’attendait à ce que M. Anderson soit satisfait de savoir que, pour la plupart des gens, mais pas pour lui, 16 cycles suffisaient, et qu’il trouve quelque consolation dans le fait que le prix à payer pour le maintenir en vie soit devenu trop élevé. À l’heure actuelle, l’assurance privée de M. Anderson a refusé de payer pour l’Avastin et il n’a pas réussi à trouver l’argent nécessaire pour poursuivre le traitement.

102   Charlene Tye, 48 ans, est une résidente de Lindhurst. Elle a reçu un diagnostic de cancer du côlon en décembre 2007. Après son opération, elle a appris que le cancer s’était propagé aux poumons et au foie. En septembre 2008, elle a commencé un traitement de chimiothérapie avec de l’Avastin. Après huit mois, son cancer était toujours stable. Elle a toutefois reçu la même nouvelle décourageante que M. Anderson, à savoir qu’elle n’aurait désormais plus droit à des traitements subventionnés. Mme Tye a appelé son député provincial et a communiqué avec notre Bureau. Elle ne dispose pas d’autre source de financement et n’a tout simplement pas les moyens de payer elle-même ses traitements. Elle ne comprend vraiment pas pourquoi un traitement qui donnait des résultats ne lui est plus accessible. Depuis son 16e traitement en mai 2009, Mme Tye a continué son traitement au FOLFIRI, mais sans l’Avastin, qu’elle n’a pas les moyens de payer. Malheureusement, depuis qu’elle a cessé son traitement par l’Avastin, les nouvelles n’ont pas été bonnes pour Mme Tye. Au début d’août, un tomodensitogramme a montré que deux tumeurs au foie avaient commencé à grossir.

103   Nous avons entendu l’histoire d’une patiente souffrant du cancer qui n’a pu poursuivre son traitement à l’Avastin que grâce à une levée de fonds réalisée au niveau local. Patricia Eldon Holmes, agricultrice à la retraite de Winchester âgée de 69 ans, a été effondrée d’apprendre que le traitement qui avait arrêté la progression de son cancer ne lui serait plus fourni gratuitement dans quelques semaines. Grâce à sa communauté et à une personne ayant survécu au cancer, 3 800 $ ont été recueillis pour qu’elle puisse suivre un traitement supplémentaire à l’Avastin. Mais après cela, Mme Holmes continue d’être à la merci d’une politique gouvernementale qui lui est incompréhensible.

104   Certains patients ont obtenu une aide financière de leur assureur privé pour défrayer en partie les coûts de l’Avastin. Jim Ross, un homme de Burlington âgé de 60 ans a reçu un diagnostic de cancer en février 2008. Après son opération, il a appris que son cancer s’était propagé. Il a été traité avec succès à l’Avastin et au FOLFIRI jusqu’au 16e cycle de traitement, où il a été avisé qu’il avait atteint la durée limite de financement public fixée par le gouvernement. Sa femme s’est démenée pour défendre sa cause, en communiquant avec sa députée provinciale et en s’adressant aux médias. Au départ, M. Ross a fait des dépenses de 6 000 $ pour prolonger son traitement par l’Avastin, cette somme étant prise en charge dans le cadre d’un partage des coûts entre sa compagnie d’assurance et le programme d’aide aux patients de Roche. Malheureusement, cet arrangement a été de courte durée. Un nouveau plan de la compagnie d’assurance ne prend plus en charge ce médicament et M. Ross a maintenant manqué trois traitements par l’Avastin.

105   Ann Sabin, âgée de 64 ans, s’est retrouvée à devoir payer de sa propre poche deux traitements de 1 750 $ chacun, jusqu’au jour où (avec l’aide de Roche, qui s’est renseignée pour elle) elle a pu obtenir des subventions pour des traitements supplémentaires à l’Avastin par l’intermédiaire d’une assurance privée. Elle a reçu 22 cycles de traitement au FOLFIRI et à l’Avastin avant que son oncologue ne change sa thérapie. Elle s’estime chanceuse d’avoir reçu six traitements supplémentaires. Robert Robinson, âgé de 59 ans, est l’un des plus chanceux. Sa compagnie d’assurance a accepté de prendre en charge 90 % des coûts de son traitement continu par l’Avastin. Malgré tout, il a des difficultés à réunir sa part de l’argent nécessaire, car il mène un combat de tous les jours pour s’occuper avec sa femme de leur fille adulte autiste. Brian Mowbray, âgé de 60 ans, a tout d’abord cru qu’il devrait renoncer au traitement à l’Avastin, bien que ses tumeurs aient régressé alors qu’il prenait le médicament, auquel il avait bien réagi. Toutefois, il a ensuite obtenu l’aide de Roche et actuellement les coûts de son futur traitement par l’Avastin seront couverts conjointement par Roche et par son assurance privée, qui ont conclu une entente de partage des frais.

106   Debra McCombs est une résidente d’Oakville âgée de 55 ans et mère de trois enfants, qui vit sous la menace du cancer depuis de nombreuses années. Elle a reçu son premier diagnostic de cancer alors qu’elle était quadragénaire. Après six années de rémission, elle a appris qu’elle avait une nouvelle tumeur cancéreuse en décembre 2006 et des examens plus poussés ont montré que le cancer s’était propagé. Mme McCombs a tout d’abord semblé réagir au traitement mais, en août 2008, on a découvert que son cancer était devenu métastatique. En octobre 2008, elle a commencé le FOLFIRI et l’Avastin. Elle a bien réagi à ce traitement et sa maladie s’est stabilisée. Cependant, quand nous lui avons parlé, elle avait presque épuisé sa réserve de traitements subventionnés et était désespérément en quête de nouvelles sources de financement. Nous avons récemment appris qu’elle avait réussi à obtenir une prise en charge par un régime d’assurance pour six autres cycles, qui devraient commencer après son opération chirurgicale à la mi-septembre.

107   Nous avons pris connaissance du cas d’une autre patiente atteinte du cancer qui, à l’âge de 26 ans, aurait dû profiter de l’arrivée de son bébé plutôt que d’avoir à combattre le cancer. Au lieu de cela, elle a commencé la chimiothérapie alors que son bébé fêtait ses trois mois et elle n’a pu continuer l’Avastin au-delà de la limite des 16 cycles que grâce au concours de son assurance privée.

108   Il y a aussi les patients qui reçoivent présentement de l’Avastin, mais pour qui la fin du traitement subventionné se pointe à l’horizon. Ils essaient de garder espoir, tout en sachant qu’eux aussi vont bientôt se heurter à la limite du financement.

109   Arlene Douglas, âgée de 50 ans, est mère de deux enfants. Elle a extrêmement bien réagi aux traitements à l’Avastin, à tel point que les tumeurs ont régressé à un stade faisant qu’une opération est maintenant considérée comme une option viable dans l’avenir si elle continue à réagir positivement. Quand nous avons parlé à sa famille, Mme Douglas en était presque à la moitié de ses traitements subventionnés et la famille demeurait optimiste, prête à faire tout ce qu’il faudrait pour qu’elle poursuive son traitement.

110   Susanna Prinzo, âgée de 49 ans, a commencé à prendre du FOLFIRI et de l’Avastin en mars cette année pour lutter contre son cancer colorectal métastatique. Jusqu’à présent, les résultats indiquent que sa tumeur régresse mais, lorsque nous lui avons parlé la dernière fois elle en était à son 12e cycle d’Avastin et elle paniquait car il ne lui restait plus que quatre cycles. Elle a le sentiment que sa bouée de sauvetage est sur le point de lui être enlevée.

111   De nombreuses personnes qui se sont adressées à notre Bureau ont trouvé tristement ironique que le Ministère soit si rapide à justifier sa restriction de l’accès vital au financement de l’Avastin, alors qu’au même moment ses dépenses immodérées dans le secteur de la cybersanté étaient révélées et critiquées.

112   Si le coût n’entrait pas en ligne de compte, il serait difficile de justifier la limitation du financement pour l’Avastin, vu les normes de pratique actuelles. La question reste de savoir dans quelle mesure il est raisonnable pour la province de continuer à s’appuyer sur des considérations de coût afin d’imposer une date butoir artificielle pour ce traitement vital.

 

Des limites raisonnables

113   La décision de financer publiquement ou non un médicament anticancéreux coûteux impose des choix difficiles, ayant en bout de ligne des répercussions sur la qualité et la durée de la vie individuelles. Les décisions de financement ne peuvent pas être prises sans tenir compte de divers facteurs parfois conflictuels. Les coûts associés à un nouveau médicament doivent être jaugés par rapport à ses avantages sur le plan médical. La Loi sur le régime de médicaments de l’Ontario exige que les décisions de financement reposent sur les meilleures preuves cliniques et économiques. Elle définit spécifiquement « l’optimisation des ressources » comme l’un des principes fondamentaux du régime public de médicaments. En conséquence, les décideurs au niveau du gouvernement ont le droit de statuer qu’un médicament est tout simplement trop cher en comparaison de ses avantages potentiels pour qu’il soit financé.

114   Même si le Ministère possède beaucoup de latitude pour arriver à des décisions de financement, il n’a pas carte blanche. Les principes fondamentaux de bonne gouvernance doivent toujours être observés. Par exemple, les décisions et les restrictions de financement doivent être justifiées et raisonnables. D’un point de vue éthique, une fois que la décision est prise de financer un médicament, tout choix de limitation de la durée de prise en charge devrait solidement reposer sur des preuves médicales. Autrement, les pratiques de financement public pourraient entraver le bon déroulement des protocoles médicaux et les effets bénéfiques généraux de la prise en charge d’un nouveau médicament pourraient être annulés dans certains cas par une limite arbitraire du financement.

115   Dans le cas de l’Avastin, le Ministère aurait pu choisir, pour des raisons financières, de continuer à refuser de le financer publiquement. C’est un choix que d’autres juridictions ont fait. Mais au lieu de cela, le Ministère a adopté une solution de compromis. Il a cherché à aider les patients atteints de cancer colorectal, tout en essayant de limiter les frais. Heureusement, l’administratrice des programmes publics de médicaments a pu user de son pouvoir légal pour réduire les coûts associés au financement de l’Avastin en négociant une remise de prix. Malheureusement, alors que les fonctionnaires du Ministère pensaient être parvenus à un équilibre acceptable, ils ont omis de prendre en compte de manière adéquate l’élément humain et les obligations morales de la communauté médicale.

116   Mon enquête a montré que l’arrêt du traitement après 16 cycles ne reposait sur aucune base médicale sérieuse. L’adoption de cette limite était essentiellement une mesure de compression des coûts créée de toutes pièces et diamétralement opposée aux normes de soins aux patients généralement admises en Ontario. Les victimes de ce conflit entre intérêt budgétaire et intérêt médical, ce sont les patients dont les résultats de traitement ont été supérieurs à la norme statistique. Ces personnes, qui ont le plus bénéficié de l’emploi de l’Avastin, se voient maintenant contraintes de renoncer à de possibles résultats positifs à l’avenir ou de payer elles-mêmes les traitements supplémentaires à l’Avastin. Dans certains cas, bien que leurs médecins spécialistes les encouragent vivement à poursuivre le traitement pour des raisons de santé, elles n’ont d’autre choix que d’abandonner la bataille prématurément en raison de leur situation financière. Hélas, cet état de fait frise la cruauté pour ces personnes déjà affligées par cette maladie implacable.

117   Il se peut qu’il existe des cas où une restriction du financement pourrait être justifiée en fonction d’une évaluation de facteurs pertinents. Mais il est clair que la limite des 16 cycles qui s’applique à l’Avastin en Ontario est factice et ne repose sur aucune donnée clinique ou pratique médicale. Certes, la limitation de la durée d’un traitement peut être un moyen opportun de contrôler les coûts, mais elle ne devrait pas faire abstraction de la compassion et de la prise en considération des circonstances propres à chaque cas. Dans le cas de l’Avastin, il est impossible de justifier le prix que paient sur le plan humain les patients victimes de l’application rigide et froide de cette limite de financement par l’administration actuelle.

118   La bataille livrée par les personnes souffrant de cancer est suffisamment terrible sans que des bureaucrates ne viennent la compliquer par leur asservissement aveugle à des règles artificielles de financement. Je pense que les patients atteints de cancer, chez qui les examens médicaux montrent que la maladie n’a pas progressé après 16 cycles de traitement à l’Avastin, méritent d’avoir la possibilité, sur conseil de leur médecin, de poursuivre le traitement jusqu’à ce qu’ils en aient tiré un bénéfice maximal et que leur maladie se mette à progresser. Le Ministère devrait reconnaître que la durée de la prise en charge doit inévitablement varier selon les résultats individuels et prendre en compte ce facteur dans sa structure de financement. De plus, il serait juste de rembourser les personnes dont la maladie n’avait pas progressé après leur dernier traitement subventionné à l’Avastin mais qui s’étaient retrouvées dans la situation abjecte où elles avaient dû payer des sommes faramineuses, à titre privé, pour des traitements supplémentaires afin de tenter de rester en vie.

119   On comprend aisément que le Ministère soit réticent à faire connaître au public les raisons de son choix quant à la limite des 16 cycles de traitement, vu le manque de preuves médicales susceptibles de l’appuyer. Peut-être que si la décision du Ministère avait eu un fondement plus solide, il aurait moins hésité à la soumettre à la considération du public. En fin de compte, le Ministère s’est délibérément abstenu de divulguer les vrais motifs du choix de la limite et a constamment essayé de détourner l’attention pour ne pas avouer qu’il s’agissait essentiellement d’une question de coût. Parfois il a même été jusqu’à laisser entendre que la restriction était étayée par des données cliniques et qu’elle concordait aux pratiques en vigueur ailleurs. L’opacité dont le Ministère a fait preuve en ce qui concerne l’Avastin est nettement en contradiction avec les exigences de transparence imposées par les modifications législatives de 2006 et bafoue toute norme acceptable en termes de communications gouvernementales.

120   Enfin, bien que le Ministère ait mis l’accent sur les questions de coût ayant motivé sa décision de financement, il n’a nullement assuré de suivi actif des dépenses réelles engagées par la province en ce qui a trait à l’Avastin. C’est surprenant, étant donné son souci extrême de la rentabilité financière maximale. Le Ministère devrait surveiller les données de plus près afin de pouvoir évaluer correctement les conséquences de ses décisions de financement et de faciliter les futures estimations et prises de décision.

 

Opinion

121   Je suis d’avis que, conformément aux alinéas 21 (1) b) et d) de la Loi sur l’ombudsman, la décision du Ministère de limiter le financement public de l’Avastin à 16 cycles de traitement et son manquement à faire connaître au public les raisons du choix de cette limite et à assurer un suivi des données statistiques relatives au financement de ce médicament étaient déraisonnables et erronés.

 

Recommandations

122   Pour remédier aux problèmes décelés dans le cadre de mon enquête, je fais les recommandations suivantes :

Recommandation 1

Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée devrait prolonger rapidement l’admissibilité d’un patient au financement du traitement de première ligne utilisant l’Avastin au-delà de la limite actuelle des 16 cycles de traitement, au cas par cas, jusqu’à ce que la progression de la maladie soit mise en évidence par des examens médicaux.

Alinéa 21 (3) g) Loi sur l’ombudsman
 
Recommandation 2

Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée devrait rembourser les patients atteints de cancer colorectal métastatique qui ont continué à leurs frais et sur les conseils de leur médecin à utiliser l’Avastin au-delà de la limite de financement de 16 cycles imposée par le Ministère.

Alinéa 21 (3) g) Loi sur l’ombudsman
 
Recommandation 3

Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée devrait veiller à ce que les décisions prises par l’administrateur des programmes publics de médicaments relativement à la prise en charge de nouveaux médicaments soient rendues publiques, incluant un résumé des considérations d’ordre financier et médical sur lesquelles reposent ces décisions.

Alinéa 21 (3) g) Loi sur l’ombudsman
 
Recommandation 4

Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée devrait suivre de façon centralisée le nombre de patients recevant des médicaments dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments, la durée des traitements et les dépenses liées à la prise en charge.

Alinéa 21 (3) g) Loi sur l’ombudsman
 
Recommandation 5

Le ministère de la Santé et des Soins de longue durée devrait rendre compte à mon Bureau tous les trois mois des progrès qu’il a accomplis pour mettre en œuvre mes recommandations, jusqu’au moment où je serai assuré qu’il a pris des mesures adéquates pour y répondre.

Alinéa 21 (3) g) Loi sur l’ombudsman


 

Réponse du Ministère

123   Le Ministère a reçu une copie de mon Rapport préliminaire le 19 août 2009 et il nous a fait parvenir ses commentaires le 26 août 2009. Sa réponse est donnée en annexe à ce rapport.

124   En réponse à ma première et à ma deuxième recommandation, le Ministère n’a pas voulu reconsidérer la limite de financement qu’il impose à l’Avastin actuellement. Cependant, il a indiqué qu’il travaillerait avec Action Cancer Ontario pour parachever une politique d’examen du financement des produits oncologiques pour raisons humanitaires. Il a déclaré qu’entre-temps les médecins pourraient présenter des demandes, au nom de leurs patients, dans le cadre de la politique ministérielle actuelle d’examen du financement des médicaments pour raisons humanitaires (qui ne s’applique généralement pas aux produits relevant du Programme de financement des nouveaux médicaments) et que le Ministère considérerait un accord de financement « si les circonstances cliniques du patient répondaient aux critères de financement détaillés dans la politique d’examen pour raisons humanitaires ». Vu la nature et les critères de la politique ministérielle actuelle de financement des médicaments pour raisons humanitaires, il ne nous est pas paru clair comment les patients qui présenteraient une demande de prolongation du financement de l’Avastin au-delà de 16 cycles pour le traitement d’un cancer colorectal métastatique pourraient être admissibles. Par conséquent, nous avons présenté un scénario hypothétique au Ministère, fondé sur le profil type d’un patient que nous avions vu durant notre enquête, et nous lui avons posé une série de questions.

125   Nous avons voulu savoir comment un patient souffrant d’un cancer colorectal métastatique, qui recevait un traitement de première ligne au FOLFIRI en association avec l’Avastin, serait traité en vertu de cette politique s’il demandait une prolongation du financement public de l’Avastin au-delà de 16 cycles et s’il pouvait prouver que son état de santé était stable, sans progression de la maladie. Dans le cadre du programme d’accès aux médicaments pour raisons humanitaires de la Colombie-Britannique, ces patients obtiennent généralement le financement de traitements supplémentaires par l’Avastin.

126   Le Ministère a ainsi répondu à nos questions :

1. Le patient obtiendrait-il l’approbation de traitements continus dans le cadre de cette politique?

Étant donné que d’autres schémas posologiques de chimiothérapie sont couverts par le Programme de financement des nouveaux médicaments (PFND), tous ces schémas devraient être déclarés non appropriés pour le patient pour que celui-ci satisfasse aux critères de la politique d’examen du financement pour raisons humanitaires. Toutefois, un nombre limité de circonstances serait prévu où des conditions préexistantes pourraient empêcher les patients de se prévaloir des autres options de traitement financées. Comme indiqué dans le scénario de traitement par l’Avastin qui a été fourni, les options sont les suivantes :

Autres traitements de première ligne pour le cancer colorectal métastatique :

  • Schéma posologique FOLFIRI (PFND)

  • Schéma posologique FOLFOX (PFND)

  • Schéma posologique CAPOX (PFND) (PMO utilisation limitée)

  • Tomudex (PFND)

  • Monothérapie par l’irinotécan (PFND)


Autres traitements de deuxième ligne pour le cancer colorectal métastatique :

  • Schéma posologique FOLFOX (PFND)

  • Tomudex (PFND)


Dans le cas particulier d’un patient, il se peut que le traitement par l’oxaliplatine ne convienne pas (en raison d’une neuropathie sensorielle préexistante, d’une hypersensibilité au médicament ou à d’autres agents au platine, ou encore d’une grave déficience rénale), alors que ce traitement constitue une option de traitement financée à la fois pour la première et la deuxième ligne.

2.  Si le patient a plus de 65 ans, pourrait-il recevoir une approbation de financement dans le cadre de cette politique?

Du point de vue de l’admissibilité, l’âge du patient ne constitue pas un facteur pour le PFND. Le PFND est l’un des nombreux programmes gérés par le PMO. Le Programme de médicaments de l’Ontario (PMO) est le plus important de tous et couvre les Ontariens de 65 ans et plus. Nous appliquerions les critères de la politique d’examen du PAE pour raisons humanitaires, mais le financement de la chimiothérapie par intraveineuse (c.-à-d. par l’Avastin) se ferait dans le cadre du PFND.

Sur le plan clinique, comme indiqué dans le scénario de l’Avastin, l’âge du patient serait considéré en raison des risques accrus de réactions adverses, mais avoir plus de 65 ans n’est pas une contre-indication. L’âge du patient devrait aussi être considéré lors de l’examen des autres thérapies.

3.  La décision sera-t-elle prise dans les deux semaines entre le 16e traitement et l’éventuel 17e traitement?

Si les médecins fournissent tous les renseignements voulus, le ministère fera de son mieux pour étudier le dossier dans les 10 jours ouvrables; le médecin devrait donc présenter une demande immédiatement après le 15e cycle. Nous recevons souvent des demandes incomplètes des médecins et le ministère doit alors faire un suivi auprès d’eux, l’approbation pouvant alors exiger plus de deux semaines. Le médecin qui présente une demande devrait fournir toutes les données cliniques requises ainsi que les raisons montrant pourquoi les autres schémas posologiques ne peuvent pas être considérés d’emblée, avec la demande initiale. Les détails de contre-indications ou d’intolérance précédente à d’autres chimiothérapies devraient aussi être donnés. Pour une prolongation du traitement par l’Avastin, le médecin qui fait la demande doit fournir la preuve que la maladie du patient n’a pas progressé par rapport au point de base (soit avant le commencement du traitement par l’Avastin); pas de nouvelles métastases, pas de progression de la maladie métastatique indiquée par une radiographique ou une scannographie du thorax pour les lésions aux poumons et par une échographie ou une scannographie de l’abdomen pour les lésions intra-abdominales (conformément aux critères actuels du PFND pour quatre cycles supplémentaires de traitement par l’Avastin). Si les renseignements sont insuffisants pour évaluer l’état clinique actuel du patient et pour éliminer les autres options de traitement, le processus d’examen sera retardé.


127   Face à cette réponse du Ministère à nos questions sur la politique d’examen du financement pour raisons humanitaires, notre première impression a été qu’elle donnait bien faible espoir aux patients voulant prolonger leur traitement par l’Avastin au-delà du 16e cycle. La politique et la réponse du Ministère semblent souligner que le patient doit prouver qu’il a essayé sans succès d’autres options de traitement ou que ces options sont inappropriées dans son cas, avec des données cliniques à l’appui, pour qu’une prolongation du financement public du traitement par l’Avastin puisse être considérée. Étant donné que l’Avastin en association avec le FOLFIRI est le traitement standard recommandé par les oncologues spécialisés dans le cancer colorectal, dans cette province et ailleurs, il est tout à fait courant que les patients n’aient pas essayé d’autres traitements – et encore moins qu’ils aient dû tous les éliminer avant de se tourner vers l’Avastin. D’après la réponse du Ministère, la politique d’examen du financement pour raisons humanitaires nous a paru mener à l’impasse pour la plupart des patients souffrant d’un cancer colorectal métastatique qui cherchent à obtenir le financement public de leur traitement par l’Avastin au-delà de la limite autorisée.

128   Nos opinions ont été corroborées par l’avis d’un éminent oncologue spécialisé en oncologie gastro-intestinale, que nous avons consulté à propos des répercussions de la politique d’examen du financement des médicaments pour raisons humanitaires. Ce spécialiste a souligné que les autres options de traitement indiquées par le Ministère étaient généralement utilisées uniquement après l’échec d’un traitement par le FOLFIRI et l’Avastin, et que ce n’était pas une saine pratique clinique d’abandonner un traitement fructueux. Il a aussi précisé que l’une des options de traitement suggérées par le Ministère, le Tomudex, n’était plus utilisée en tant que pratique standard depuis six ou sept années.

129   En ce qui concerne ma troisième recommandation sur l’affichage des décisions de l’administrateur du programme public de médicaments à propos du financement des nouveaux médicaments, le Ministère a examiné les mesures qu’il avait prises pour communiquer avec les hôpitaux et les cliniciens par l’entremise d’Action Cancer Ontario. Mais il a reconnu qu’il n’avait pas communiqué de justificatif détaillé de sa décision de financement de l’Avastin et il a entrepris d’y remédier au plus vite.

130   En réponse à ma quatrième recommandation au sujet d’un suivi plus strict des dépenses de médicaments dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments, le Ministère a déclaré qu’il examinait les dépenses lors de ses prévisions budgétaires et de son processus de suivi habituels et qu’il communiquait régulièrement avec Action Cancer Ontario pour obtenir des renseignements et des détails d’ordre budgétaire sur l’utilisation, comme requis. Toutefois, le Ministère s’est engagé à discuter avec Action Cancer Ontario du suivi des dépenses faites dans le cadre du Programme de financement des nouveaux médicaments et il a souligné qu’il avait demandé à Roche Canada d’effectuer une analyse.

131   De plus, en réponse à ma cinquième recommandation, le Ministère s’est engagé à faire rapport de ses progrès dans la mise en œuvre de mes recommandations tous les semestres, au cours des deux prochaines années.

132   Dans le paragraphe de conclusion à sa réponse, le Ministère a laissé entendre que mon rapport comprenait « des énoncés qui représentaient mal les renseignements et/ou les commentaires fournis par le personnel du Ministère » et que « certains renseignements et/ou commentaires fournis par les membres du CEM et d’autres spécialistes devraient être mieux mis en contexte pour être pleinement compris ». Le Ministère a offert de nous en fournir des exemples. Par conséquent, nous avons demandé au Ministère de nous communiquer ces renseignements, que nous avons pris en considération dans la préparation de ce rapport final.

133   Dans ses commentaires additionnels, le Ministère a contesté la façon dont nous avions interprété sa conduite à propos de sa divulgation publique du financement de l’Avastin. Il a souligné qu’il avait fait des démarches pour communiquer les renseignements au Groupe d’étude de la maladie à Action Cancer Ontario, aux hôpitaux, et de manière plus générale par ses avis d’information et sa documentation sur le Programme de financement des nouveaux médicaments. Certes, ces renseignements sont parvenus à des groupes particuliers, principalement aux professionnels de la santé, mais ce qui m’a préoccupé, c’est le manque de transparence dont a fait preuve le Ministère dans la communication de ces renseignements sur le financement de l’Avastin au grand public, de même que son manquement à expliquer exactement et clairement les raisons de sa décision quant à la limite de financement imposée.

134   Le Ministère a de plus laissé entendre que les patients en Ontario n’étaient nullement confrontés au terrible choix de renoncer à leur traitement contre avis médical quand ils en arrivaient au nombre maximal de traitements, ou de financer les traitements supplémentaires de leur poche. Le Ministère a souligné qu’il existait toute une gamme d’autres traitements de première et de deuxième ligne. Mais, comme nous l’avons noté tout au long de ce rapport, l’Avastin en association avec le FOLFIRI est le traitement standard recommandé pour le cancer colorectal métastatique. Les autres traitements répertoriés par le Ministère sont généralement utilisés uniquement si ce traitement échoue, ou est contre-indiqué. La pratique clinique standard reste le traitement par l’Avastin en association avec la chimiothérapie, jusqu’à la progression de la maladie.

135   Par ailleurs, le Ministère a déclaré que durant ses longues consultations – auxquelles avaient participé des oncologues membres du personnel d’Action Cancer Ontario, au moins l’un des oncologues spécialisés en oncologie gastro-intestinale faisant partie du groupe d’étude, et plus de 20 membres du comité conjoint du Comité d’examen des médicaments et d’Action Cancer Ontario – personne n’avait jamais émis la moindre préoccupation quant à la limite de financement, ni caractérisé la décision « d’inacceptable, de nuisible à la santé du patient » ou suggéré qu’elle « présentait un dilemme éthique ». Il nous a avisés en ces termes :

Au contraire, les oncologues nous ont constamment dit que ceci constituerait un pas en avant pour améliorer la santé des patients, compte tenu du manque de rentabilité du traitement. Le chef du GEM nous a alors assurés qu’il veillerait à la communication de ces critères aux oncologues et qu’ils pourraient travailler avec la recommandation de financement.


136   Depuis décembre 2005, les spécialistes en oncologie gastro-intestinale en Ontario continuent de préconiser l’utilisation de l’Avastin jusqu’à la progression de la maladie, conformément aux directives de traitement établies. Il se peut que les oncologues aient considéré le financement de l’Avastin pour une durée de 16 cycles comme un point de départ, mais dès le 11 juillet 2008, ceux d’entre eux qui ont assisté à un débreffage technique à Action Cancer Ontario ont suggéré que les oncologues continuent de faire pression pour obtenir le financement de l’Avastin jusqu’à la progression de la maladie. Les spécialistes auxquels nous avons parlé durant cette enquête, qui sont des leaders dans leur domaine, ont tous critiqué la limite artificielle de financement.

137   Bien que le Ministère soit prêt à prendre certaines mesures en réponse à mes préoccupations quant au financement de l’Avastin, il n’a aucunement répondu à ma conclusion critique indiquant que sa considération des questions financières pour limiter la durée de financement de ce médicament sans preuve médicale à l’appui était fallacieuse. Il se peut que l’élaboration d’une nouvelle politique d’examen du financement des médicaments pour raisons humanitaires, spécialement axée sur les produits oncologiques, apporte un certain secours aux patients dans un avenir encore indéterminé. Mais entre-temps, il ne semble pas y avoir de perspectives réalistes de venir en aide à la plupart des patients confrontés à la limite de financement de l’Avastin. Si le Ministère n’est pas prêt à éliminer complètement cette limite, les personnes qui parviennent actuellement au nombre maximal de 16 cycles de traitement devraient au moins pouvoir obtenir rapidement et aisément accès à un processus raisonnable d’examen du financement pour raisons humanitaires, avec de réelles possibilités d’obtenir une prolongation de leur financement. Je suivrai de près l’application que fera le Ministère de sa politique d’examen du financement des médicaments pour raisons humanitaires en ce qui concerne les requêtes de prolongation du financement de l’Avastin au-delà de 16 cycles. Mais actuellement, je ne considère pas que les mesures auxquelles le Ministère a consenti constituent une réponse adéquate aux problèmes décelés par moi. Je ne crois pas que, par souci de compression des coûts, les Ontariens devraient avoir pour option de payer eux-mêmes leur traitement par l’Avastin ou de cesser un traitement efficace qui, de l’avis de tous les spécialistes, devrait être poursuivi jusqu’à la progression de la maladie. La question s’avère urgente pour les patients qui souffrent d’un cancer colorectal métastatique. Ce que le Ministère propose n’apporte pas de solution concrète ou immédiate. Les mesures annoncées par lui n’apportent aucun remède aux personnes dont le cas a été présenté dans ce rapport. De plus, la manière dont les patients souffrant d’un cancer colorectal pourraient en bénéficier à l’avenir n’est pas claire. Au lieu d’en arriver à une solution raisonnable, fondée sur une saine pratique médicale, le Ministère perpétue une vaste injustice en maintenant sa limite de financement pour le traitement par l’Avastin.

______________________
André Marin
Ombudsman de l’Ontario

 

Annexe

Réponse du Ministère de la Santé et des Soins de longue durée (PDF - en anglais)


[1] Ministère de la Santé de l’Ontario, Life to Gain: A Cancer Strategy for Ontario (Toronto, Imprimeur de la Reine pour l’Ontario, 1994).
[2] Assemblée législative de l’Ontario, Journal officiel des débats (Hansard), (13 avril 2006) à 1350 (L’honorable George Smitherman).
[3] Projet de loi 102, Loi modifiant la Loi sur l’interchangeabilité des médicaments et les honoraires de prescription et la Loi sur le régime de médicaments de l’Ontario, 2e session, 38e législature, Ontario, 2006 (sanctionnée le 20 juin 2006), L.O. 2006, chap. 14.
[4] Supra note 2 à 1340.
[5] Loi sur le régime de médicaments de l’Ontario, L.R.O. 1990, chap. 0.10, art. 0.1.
[6] Deux nouveaux membres, sélectionnés parmi les patients, sont venus s’ajouter en tant que membres ayant plein droit de vote au Comité d’évaluation des médicaments, à la suite des modifications apportées par la Loi de 2006 sur un régime de médicaments transparent pour les patients. Le Comité compte environ 16 membres, dont la majorité sont des médecins, deux étant des pharmaciens et au moins un étant un économiste du secteur de la santé.
[7] Comité de direction de la Société canadienne du cancer, Ce lien s’ouvre dans un nouvel ongletStatistiques canadiennes sur le cancer pour 2009 (Toronto : Société canadienne du cancer, 2009), en ligne : Société canadienne du cancer (dernière consultation : 14 août 2009).
[8] L’examen de l’Avastin a eu lieu avant la mise en place de l’Examen conjoint des médicaments oncologiques.
[9] L’année de vie pondérée par la qualité (AVPQ) est utilisée partout dans le monde pour déterminer la rentabilité d’un médicament. Cette donnée permet aux évaluateurs de quantifier l’avantage d’un médicament en fonction de la qualité de vie et de comparer les avantages sur le plan de la santé pour les fonds dépensés.
[10] Le financement de l’herceptine pour le traitement du cancer du sein a été approuvé en mars 2001.
[11] L’administratrice a été nommée en octobre 2006.
[12] Dès juillet 2008, un test de dépistage de la mutation du gène KRAS chez les patients atteints de cancer colorectal était effectué en Ontario, aidant à identifier les patients les plus susceptibles de tirer profit d’un traitement de chimiothérapie. Le 17 novembre 2008, le Vectibix a été ajouté à la liste des médicaments anticancéreux financés dans le cadre des programmes de médicaments de l’Ontario, réduisant ainsi la dépendance vis-à-vis des traitements à l’Erbitux hors pays et les coûts afférents.
[13] Ministère de la Santé et des Soins de longue durée de l’Ontario, Communiqué de presse « Ce lien s’ouvre dans un nouvel ongletTrois nouveaux médicaments contre le cancer sont désormais disponibles en Ontario : Le gouvernement McGuinty investit 50 millions $ pour améliorer les options de traitement » (2 juillet 2008), en ligne : Ministère de la Santé et des Soins de longue durée
[14] Les dirigeants au Manitoba ont aussi indiqué que l’Avastin était fourni aux patients cas par cas, mais nous n’avons pas pu obtenir plus de détails lors de la rédaction de ce rapport.